Dans son livre intitulé « La parole humiliée » , Jacques Ellul prenait le parti de défendre la parole humaine et sa spécificité contre des dérives d’une communication qui semble fonder le récit commun de nos sociétés modernes. Il décelait dans le langage humain, entre les paroles et ce qu’elles signifient, un
« jeu » salutaire, un écart dans lequel notre pensée prendrait forme et instituerait l’humanité de nos relations. Le recours grandissant aux techniques modernes de communication serait ainsi la cause du mépris grandissant pour la valeur d’une parole. Avec la technique, le signifiant colle au signifié et le jeu entre les deux n’existe plus. Cette façon de faire du média, de l’immédiateté est en effet un biais de la communication rapide que les techniques modernes permettent, mais peut-on imputer aux nouveaux modes de communication la responsabilité de ce qui peut être ressenti comme un mépris de la parole ?
Il est certain que les outils de communication influencent les messages échangés, on ne dit pas la même chose dans une lettre manuscrite, dans un SMS ou dans un mail, parce que le média ne répond pas à la même utilité selon les priorités qu’on se donne : expliquer, informer, signaler, analyser ou choquer ne requiert pas les mêmes outils de transmission.
Conviction et vérité
Mais cela, les Grecs de l’Antiquité le savaient déjà sans connaître nos réseaux sociaux ou recourir à l’IA. Les charges de Platon contre les communicants de son époque, tels qu’un sophiste comme Gorgias, sont le symptôme d’un malaise aussi ancien que la parole humaine. Ce n’est pas parce qu’on est convaincant qu’on dit la vérité et ce n’est pas parce qu’on affirme une chose qu’on peut en rendre raison. Le risque de la parole fallacieuse chemine toujours avec les essais de dire la vérité.
Quel que soit le média, la démagogie, la propagande, et même ce dévoiement de la parole que nous appelons aujourd’hui la post-vérité, existent dès lors qu’il y a acte de langage.
Le langage fonctionne de telle façon qu’il crée des objets dont l’existence devient parfois plus réelle que la réalité elle-même. En nommant, en parlant, nous faisons exister même les choses les plus improbables et mêlons ainsi des constats et des situations imaginaires, sans toujours mesurer la puissance d’une telle activité langagière.
La diffusion massive nous habitue à des énoncés qui, échangés en privé avec un droit de réponse, nous inspireraient le rejet le plus simple.
Quand le président des États-Unis met en mots les volontés d’annexion d’un autre pays, ou outrage toute conscience morale en proposant de créer une plage là où des civils sont depuis des mois confrontés aux bombardements, à la famine et à la terreur, ce ne sont pas les réseaux sociaux qui changent la parole en outrance, mais l’outrance qui devient une condition de possibilité d’existence et les réseaux numériques contribuent à démultiplier de façon ultra-rapide et exponentielle une parole de provocation.

Et cette diffusion massive finit par transformer une énormité en vérité possible. La diffusion massive nous habitue à des énoncés qui, échangés en privé avec un droit de réponse, nous inspireraient le rejet le plus simple.
De tout temps, les dirigeants ont abusé de leur pouvoir en se servant des masses humaines pour montrer que leur volonté rassemblait tous les suffrages. N’est-ce pas aussi le principe d’une pétition ou d’une manifestation : faire nombre pour peser sur l’opinion ? Tout dépend de l’utilisation que l’on fait de cette puissance ainsi créée : sert-elle à relancer le débat en vue de partager davantage le pouvoir dans un échange démocratique ou sert-elle à installer le pouvoir de la force, totale et autoritaire ?
Apprendre à démasquer les usages illégitimes de la parole
Le véritable problème de toute communication reste la pensée qu’elle véhicule et ce que les outils qu’elle utilise recouvre de violence à l’égard de ceux qu’elle vise. Il serait bon de ne pas se tromper d’adversaire en imputant aux outils techniques la responsabilité de ceux qui dévoient les institutions créées pour partager et réguler le pouvoir d’une parole libre. Nos législations n’ont sans doute pas encore créé tous les outils nécessaires pour réguler des moyens modernes d’utiliser la puissance de la parole. En attendant qu’elles y parviennent, c’est à chaque citoyen d’apprendre à démasquer les usages illégitimes de la parole et la mauvaise foi avec laquelle les sophistes modernes l’instrumentalisent au nom, souvent, des plus hautes valeurs morales comme la vérité, la justice ou la liberté.