« Depuis trente ans et plus, nous traversons une période critique. De là vient qu’il s’est prononcé quelques milliers de discours commençant, non sans raison, par cette phrase stéréotypée : « Nous sommes dans une époque de crise »». Ces paroles ne sont pas de moi, et bien qu’elles résonnent avec l’actualité, elles nous viennent pourtant d’un lointain passé, dans la bouche d’un pasteur libéral qui introduisait lui aussi par ces mots une conférence à Nîmes en 1885. Pratiquement 140 ans après, on peut constater qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Mais au final, « le vivre ensemble » a-t-il un jour été ?
L’humanité n’est-elle pas plutôt un côte à côte constant ?
Côte à côte des cultures et des civilisations qui se regardent et s’affrontent, côte à côte des pensées progressistes et conservatrices, côte à côte des crédules et des chercheurs de sens, côte à côte de ceux qui croient et des athées.

Quand le pasteur Louis Trial fait ce constat d’une époque de crise, la France dans laquelle il vit est une France des « côte à côte ». Des oppositions politiques fortes entre Républicains et Monarchistes, entre droite et gauche. Mais aussi, opposition, en religion, entre les cléricaux et les anticléricaux, et au sein du protestantisme, en particulier, opposition entre les libéraux et les orthodoxes. La guerre des deux France est déclarée et la laïcité naissante cherchera à mettre fin à ce conflit d’idées en faisant de la République l’espace dans lequel chacun est libre de croire ou non et où sa liberté de conscience est protégée.
Vivre ensemble ou vivre avec ?
Mais hélas, il faut croire que l’humain est ainsi fait. La laïcité, véritable principe fondateur d’un vivre ensemble, n’aboutira cependant pas à la pleine réalisation de ce projet de société. Et nous voilà à nous poser la question de savoir si le vivre ensemble est encore possible. C’est peut-être la question fondamentale que nous pose la Genèse dans la Bible ? Quand Dieu demande à Caïn où est son frère ? Ce dernier répond : « Suis-je le gardien de mon frère ? » C’est toute la question du vivre ensemble ou du vivre avec. On est gardien les uns des autres ou on vit côte à côte.
Et si on remonte encore un peu, le Dieu biblique est celui qui interroge l’humain. À Adam, il posera la question : « Où es-tu ? » Le Dieu biblique entre en relation et il peut alors mettre en relation ce que le philosophe Martin Buber développera : la relation Je-Tu. Il dira : « L’homme devient un Je au contact d’un Tu ».
Si pour Buber, le « Tu » est Dieu. Ce « Tu » peut être compris comme le « tout autre » ou pourquoi pas même comme un autre moi-même. Ainsi, la relation Je-Tu est une relation qui me place dans une réciprocité, une égalité avec autrui. Nous trouvons là, la base d’un vivre ensemble, où l’un a besoin de l’autre pour être. Le vivre n’est possible que parce que l’un et l’autre sont ensemble. Mais pour Buber, il y a un autre mode de relation qui constitue l’humain, c’est celle du « Je-Cela ».
Comme l’écrit Jean Zumstein, dans son dernier livre intitulé « Sur les traces de Jésus » : « Dans la relation « Je-Cela », le « Je » observe le monde, il l’expérimente, il l’analyse, il le manipule. La réalité s’offre à lui sous la forme d’un « Cela », c’est-à-dire d’objets posés côte à côte[1]. » Et là, où la relation « Je-Tu » engage dans l’entièreté de la personne, la relation « Je-Cela » place une distance.

Une crise de la relation
Si crise du vivre ensemble il y a, c’est peut-être avant tout une crise de la relation. Pour reprendre la catégorisation de Buber, nous pourrions dire que la relation Je-Tu, constitue un Nous. Ce Nous est l’idéal du vivre ensemble. Mais je voudrais ici pointer deux risques majeurs et qui sont probablement des pistes pour nos réflexions actuelles.
Le premier est le risque d’un « Nous » qui vient effacer le « Je ». C’est le risque du communautarisme. Les libéraux de toujours, considérant la conscience individuelle comme un sanctuaire inviolable, se sont voulus les gardiens contre ce risque. Cela ne les a pas empêchés, sans s’en rendre compte, de faire de leur combat pour la liberté, le fondement même de l’exclusion de ceux qui ne voulaient pas être libres comme eux : « Celui qui n’est pas avec nous est contre nous ».
La tendance d’un « Nous » qui efface le « Je »
Aujourd’hui, cette tendance d’un « Nous » qui efface le « Je », me semble présente aussi bien dans sa forme religieuse notamment lorsqu’on impose ce qu’il faut croire et comment le croire, et que cela se traduit alors par une éthique où le « Je » en vient à se nier lui-même. Et on le retrouve dans sa forme sociétale, où il faudrait, sous prétexte, souvent, de se libérer d’une pensée imposée, ne penser que d’une seule et même manière, qui serait la seule bonne manière de penser. Ce « Nous » qui efface le Je, est alors une sorte de « Cela ». Et c’est, me semble-t-il, tout le problème aujourd’hui.
La relation à l’autre est devenue un « Nous-Eux. »
La relation à l’autre est devenue un « Nous-Eux. » On pourrait trouver là une sorte de réification, aussi bien du « Nous » et du « Eux » qui seraient compris comme des blocs antagonistes. Je ne vais pas revenir sur la tragédie qui se passe au Moyen-Orient et qui est, s’il en est, l’image même de cette réification, où l’humain est effacé pour être réduit à un ennemi, quand il n’est pas réduit à un animal qu’il faut éradiquer. Ce côte à côte froid du « Nous » et du « Eux », est aussi le triste spectacle que nous offre, au niveau politique, notre République.

Permettez-moi de reprendre Louis Trial (et cela nous montre encore qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil), ce qu’il dit des partis et de leur opposition est si clair qu’il n’est pas besoin de le dire autrement. Il écrit : « Ces partis ne rivalisent-ils pas trop souvent de haine, de violence et d’iniquité ? Ne sont-ils pas trop absolus ? Leur intérêt particulier ne passe-t-il pas trop souvent avant l’intérêt général ? N’arrive-t-il pas que leurs théories gouvernementales les aveugles, et que le drapeau rouge, bleu ou blanc, leur masque le drapeau tricolore ?[2] ».
Extrémisme et radicalité
Cette relation « Nous-Eux » a, me semble-t-il, comme conséquence une extrémisation . Et je voudrais ici développer une idée sur les extrémismes qui sont indissociables de la question du vivre ensemble. En fait, je voudrais opposer extrémisme et radicalité et voir s’il n’y aurait pas là un chemin possible pour un mode de relation qui se dirait en « Je-Nous » et qui permettrait alors un vivre ensemble. En reprenant le concept de l’historien Pierre Serna, nous nous trouvons face à trois extrêmes : « extrême droite, extrême gauche et extrême centre ».
En fait, l’extrême, c’est le bout. On ne peut pas aller plus loin. Il est évident que celui qui se trouve à l’extrême n’a pas conscience d’y être, ce sont toujours les autres qui le placent par rapport à leur propre place. Et comme l’autre est à l’extrême par rapport à ma position, la rencontre est impossible. Quand on déclare que l’autre est extrême, alors on déclare qu’on ne veut pas de relation avec lui, qu’on ne peut pas vivre avec lui. C’est un « Je » qui ne veut pas d’un « Nous ».
Je parlais du concept de Pierre Serna « d’extrême centre ». Cet extrême se caractérise par un refus radical de toute radicalité. Et ce qui est donc de la radicalité est considéré comme de l’extrémisme. C’est aussi ce que nous avons connu en 1938 à la création de l’Église réformée de France. Un extrême centre théologique, chimère d’un vivre ensemble ecclésial, ni libéral, ni évangélique. Mais le modèle ne tient pas et les braises sont toujours chaudes.
Là où l’extrême est le bout, l’au-delà de toute mesure, la radicalité est ce qui tient au principe. Le radical vise à agir sur les causes profondes de ce que l’on veut modifier. Et si je suis radical dans mes positions théologiques ou politiques, cela ne signifie pas qu’il ne puisse pas exister d’autres radicalités. La radicalité ne peut s’exprimer que par un « Je ». Un « Je » qui pense et qui veut agir pour le « Nous ». Les radicalités, si elles s’opposent par leurs analyses et leurs expressions, peuvent cependant être en dialogue. Progrès et regret ne s’annulent pas, ils expriment différentes visions. Ce que vise la radicalité, et c’est quelque chose qui est cher aux protestants libéraux, c’est le bien commun.

Un commun bien est un « je » qui apporte sa pierre à la construction d’un « nous »
Non pas un commun bien, qui serait la logique du « Nous » qui efface le « Je ». Le commun bien est une manière de dire qu’il y a quelque chose de commun et qui ne peut être que l’unique bien de tous. En politique, ce sera un programme, en religion, ce sera une doctrine du salut par exemple. Une sorte de « Tu dois », car c’est pour ton bien. « Tu dois » croire comme nous. « Tu dois » vivre ta foi comme nous. « Tu dois » avoir la même morale que nous. Dans l’absolu, cette importance du commun fonctionne. Sauf à vouloir conserver un peu de liberté.
Le bien commun, quant à lui, fonctionne sur un modèle inverse. Il n’est pas ce « nous » qui impose à un « je », mais c’est un « je » qui apporte sa pierre à la construction d’un « nous ». Une morale, une foi, une croyance personnelle, qui, se considérant comme une vérité au milieu d’autres, se tourne radicalement vers l’idéal du bien. À l’heure des victoires de l’extrémisme religieux et politique, il n’est plus l’heure de désespérer, mais de retrouver la radicalité d’une parole authentique, d’une pensée sûre et d’une liberté garantie, qui, loin s’exclurent, restent en dialogue et en complémentarité.
Alors, le vivre ensemble est-il encore possible ?
[1] Jean Zumstein, Sur les traces de Jésus, Labor et Fides, Genève 2021, p. 32
[2] Lui Trial, Conférences, Fischbacher, Paris, 1890. p.137