Lorsque nous ouvrons la Bible, de nombreuses questions surgissent. Le lecteur attentif est rapidement confronté à la différence des styles et des genres littéraires. En effet, la Bible est une compilation de livres, indépendants les uns des autres. Et pourtant ils sont réunis et s’offrent à nous ainsi. Et au sein même de ces Écritures, des textes se font écho, ils commentent ce qui précède, l’enrichissent, nous inscrivant dans la dynamique infinie de l’interprétation.
À partir de la phrase qui peut sembler énigmatique : « Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut, de même, que le Fils de l’homme soit élevé » (Jn 3,14) nous pouvons effectuer un voyage dans la Bible. Jésus fait référence à l’épisode des serpents de bronze du 21e chapitre du livre des Nombres. Ce passage qui fait écho à la Genèse (Gn 3) et sera repris dans le deuxième livre des Rois (2Rois 18,4). Ces résonances déploient un monde qui fait encore sens pour nous aujourd’hui.
Le titre hébreu du livre des Nombres est « Dans le désert ». Tout se passe dans le désert, lieu de l’épreuve et de l’expérimentation par excellence. L’épisode du serpent de bronze est le dernier où l’on entendra la plainte du peuple sur son sort. Si ces rébellions sont la marque de fabrique de ce temps du désert, pour la première fois les hébreux s’en prennent à Moïse mais aussi à Dieu : « Le peuple s’impatienta en route, parla contre Dieu et contre Moïse » (Nb 21,5). Ils trouvent leur vie bien trop difficile.
Le serpent ambigu
C’est ici qu’entre en scène un personnage bien connu : le serpent. Il est à la fois symbole de vie et de mort, de sagesse et de chaos. Il disparaît en hiver, réapparaît au printemps. Cette « renaissance » en fait le symbole de la fécondité. Sa capacité à muer est interprétée comme régénérescence. Mais la frayeur de ses morsures en fait une des figures de la mort. Et dans cet épisode, nous retrouvons l’ambiguïté des serpents : ils tuent, mais c’est aussi un serpent qui guérit.
Regarder le mal en face
À nouveau, les Hébreux déversent leur venin. Et Moïse va leur envoyer des serpents. Ce fléau est parfaitement en lien avec leurs paroles : venin contre venin. Les serpents sont le reflet du mal qui les ronge, de leurs paroles venimeuses. Mais juste avant que le mal ne les décime tous, ils se tournent vers Moïse. Et le serpent va leur sauver la vie. Par l’élévation de celui qui les mord aux pieds, ils seront protégés de la mort. Moïse expose la faute, le serpent venimeux. C’est en regardant la faute que l’on peut la réparer. La guérison n’a lieu que lorsque le peuple a le courage de regarder le mal en face. Aujourd’hui encore, la guérison passe par la prise de conscience de ce que nous avons souffert et de ce que nous avons fait souffrir aux autres. Regarder face à face le mal commis mais aussi le mal subi, c’est ce que nous propose ce passage du livre des Nombres. Pourtant, cette guérison est la réponse à une crise bien précise. Elle n’est en rien une idole définitive. Il y aura encore des difficultés, des erreurs, des fautes et le peuple devra être prêt à accueillir d’autres moyens de libération. Dans le livre des Rois, Ezéchias va briser le serpent de bronze. Il était devenu une idole. Car les serpents qui mordent les pieds sont la conséquence des dérives humaines dues au manque. Mais en période d’opulence, comme celle dans laquelle règne Ezéchias, d’autres tentations nous guettent, la vieille recette ne fonctionne plus, l’idole est morte. Si l’idole est morte, son invitation à élever nos regards reste.
Ne pas rester à ras d’humus
Lorsque le serpent est dressé, il tourne nos yeux vers le divin. C’est alors que nous découvrons que nous sommes faillibles et que nous pouvons affronter nos finitudes, dans le temps et dans nos capacités. Le serpent évoque notre propension à vivre à ras d’humus. Cette tentation est en lien avec le serpent de la Genèse. Nous entendons de nombreux échos entre les deux textes : il est question de nourriture ; le serpent se trompe sur Dieu, il le pense jaloux et méchant, alors que dès le commencement il montre son amour en créant un monde « bon » ; le serpent veut devenir Dieu. Se tromper sur Dieu, vouloir se prendre pour ce mauvais Dieu, c’est exprimer que nous n’avons pas besoin de Dieu. Symboliquement, c’est rester le regard porté uniquement sur le sol, sur l’humain, c’est se croire autosuffisant, c’est ne pas avoir le désir de s’élever. Le peuple se concentre uniquement sur ses besoins physiques en oubliant les besoins spirituels.
Se reconnaître pécheur
Mais ici il y a un glissement certain par rapport à la Genèse : le peuple a le courage de reconnaître sa faute : « nous avons péché » (Nb 21,7), il demande à Moïse d’intercéder auprès de Dieu pour éloigner le serpent. Il s’agit bien du serpent de la Genèse, le tentateur qui veut les inciter à ne pas s’élever. C’est à partir de cette reconnaissance que Dieu qui n’était qu’un Dieu au nom générique redevient l’Éternel, leur Dieu personnel. Le peuple redécouvre la relation privilégiée avec Dieu qui les a libérés de la servitude égyptienne. Ils opèrent ce travail d’introspection qui les conduit à percevoir leurs fêlures. Ce mouvement nous permet de nous tourner vers Dieu, lui seul peut nous délivrer de notre médiocrité, de nos désirs de toute puissance. Dieu seul peut nous révéler à nous-mêmes. Et pour sauver les Hébreux il se sert du serpent, et il en fait non le signe de la mort, mais de la vie. Le « signe », c’est bien de cela qu’il s’agit dans l’évangile de Jean, évangile des signes. Le mot miracle est absent. Les miracles sont nommés « signes », ce qui nous oriente autrement, nous appelle à être acteurs de notre salut.
La croix, lieu de la révélation
Dès l’ouverture, Jean focalise notre regard sur la croix : « Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut, de même, que le Fils de l’homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle. » (Jn 3,14-15). Cette croix peut nous sembler épouvantable, pourtant ici le pardon est annoncé avant la croix, il est question non de mort, mais de naître à nouveau, de naître de l’amour de Dieu. Lorsque nous acceptons cet amour, nous comprenons que la mort n’est jamais la fin, l’amour est toujours plus fort. Au désert, le peuple a reçu des serpents en réponse à leur venin, et ceux qui ont été capables de scruter le mal face à face sont guéris. Et la croix nous renvoie à notre humanité, à toute son ambiguïté. Mais la croix n’est pas une idole, elle est le lieu où nous contemplons le mal commis et le mal subi. Car c’est bien un homme qui est cloué sur la croix qui nous montre l’humanité dans ce qu’elle a de plus abject. Mais sur la croix, nous pouvons aussi voir tout l’amour de Jésus pour les siens. Et, au-delà de la croix, nous percevons la résurrection. Cela signifie que nous ne sommes jamais condamnés à ne faire que le mal, et que le mal que nous subissons n’est jamais la fin dernière. Nous pouvons choisir l’amour. La guérison est encore possible et la vie est toujours plus forte que les puissances de mort qui sont à l’œuvre dans le monde et dans nos existences.
Ce bref parcours met en résonance ces récits et leur donne une épaisseur afin de faire sens dans nos vies, pour un temps, car la lecture continue. « L’Écriture grandit avec ceux qui la lisent » dit Grégoire le Grand (540-604), et le lecteur croît en lisant. Il serait dommage de se priver de lire, sinon comment grandir et faire grandir ?