Plus j’y pense, plus je me demande si l’on a suffisamment pris conscience, parmi les protestants réformés, de ce qu’avait de novateur l’attitude d’Huldrych Zwingli (1484-1531) lorsqu’il a célébré la première sainte cène d’une tournure qu’il voulait évangélique. Dans les thèses qu’il soutint en 1523 lors de la dispute qui, à Zurich, marqua le début de la Réforme proprement réformée, il n’hésita pas à affirmer, contrairement à la doctrine reçue, que « la messe n’est pas un sacrifice, mais une remémoration du sens et de la certitude de la rédemption que Christ nous a attestée » (thèse 18). Mais comment passer d’un déroulement liturgique expressément sacrificiel comme l’était celui de toute la tradition médiévale occidentale, à une célébration de caractère délibérément mémoriel ? En vocabulaire théâtral, quelle scénographie mettre en place pour rendre intelligible à tout un chacun ce passage du sacrificiel au mémoriel ?
Tandis que Luther, dans sa « messe allemande » de 1526, continuait à s’inspirer de la messe médiévale et maintenait l’usage d’un autel, donc aussi une nuance sacrificielle, Zwingli attendit le Jeudi saint 1525 pour inviter les fidèles à participer à une sainte cène dont le déroulement soit en accord avec les thèses de 1523. L’intérieur du sanctuaire avait été débarrassé de toutes les statues et autres images de saints qui s’y trouvaient et le maître autel avait été délibérément supprimé. Une simple table de bois, semblable à celles de tout intérieur relativement modeste, avait été dressée devant les fidèles assis sur leurs bancs. Sur la table, pour le pain et le vin, des assiettes et des gobelets de bois d’usage quotidien, comme dans les familles les plus modestes.
Quand vint, dans le déroulement du culte, le moment proprement dit de la communion, le pasteur de service (der Hirt, le berger) lut tout simplement, sans aucun geste de consécration, l’un des récits néotestamentaires relatant le dernier repas de Jésus avec ses disciples. Et ce sont des servants (Diener) sans aucune connotation sacerdotale qui firent passer les assiettes de pain et les gobelets de vin dans les rangs des fidèles. Le rituel, si l’on tient à ce terme, se trouvait ainsi délesté du caractère sacrificiel de l’ancienne messe romaine. Il devenait le symbole mémoriel de notre communion avec le Christ ressuscité – celui du repas d’Emmaüs (cf. Luc 24, 13-32).
Zwingli n’avait pas à se demander qui peut ou non avoir accès à la sainte cène, et il ne l’a pas fait : à l’époque, il n’y avait dans le temple que des gens connus – des « paroissiens ». Notre contexte est différent, mais nous pouvons imaginer que, dans cette autre situation d’une société très diversifiée, surtout en contexte urbain, avec des assistances au culte formées de personnes connues et inconnues, il aurait continué à s’inspirer du Nouveau Testament et, en l’occurrence, de la parabole du grand souper (Matthieu 22, 1-14 // Luc 14, 15-24) et de l’invitation à « aller par les places et les rues de la ville, et amener les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux ».
Autant dire que, dans nos cultes, au moment de partager le pain et le vin de la cène, l’invitation à y participer doit s’adresser à toutes les personnes présentes, « quelle que soit leur appartenance ou leur non appartenance » comme prévoient de le dire certains formulaires liturgiques. Certains ne sont par exemple pas baptisés ? Jusqu’à plus ample informé, probablement plusieurs des participants au dernier repas de Jésus ne l’étaient pas non plus, même si Zwingli n’y a peut-être pas pensé.