Comme chacun sait ou peut aisément en prendre conscience, il y a des différences notables entre la célébration et la compréhension de la messe en contexte catholique romain, et celles de la divine liturgie dans les Églises de tradition orientale. Que dire, alors, de la disparité des manières de faire, donc aussi d’interpréter les paroles et l’attitude de Jésus lors de son dernier repas avec ses disciples, dans les Églises issues de la Réforme, par exemple et en particulier dans les paroisses réformées d’expression française ? Il suffit de passer d’un temple à l’autre, voire d’un culte à l’autre au sein d’une même paroisse à plusieurs pasteurs, pour repérer que chacun d’eux (ou elles) semble y imposer sa propre manière de faire. C’eût été impensable sous l’ancien régime et, si mes souvenirs sont bons, ce l’était jusqu’à la deuxième guerre mondiale : les ministres se conformaient dans l’ensemble aux usages établis dans leur aire synodale. La montée en force de la préoccupation œcuménique est probablement l’une des raisons majeures qui ont incité les nouvelles générations pastorales à revoir et modifier plus ou moins profondément ces manières de comprendre et gérer ces célébrations de la cène.
Le « sacrifice » de la messe du côté catholique romain et le « mémorial » de la cène du côté protestant
Ah, pense-t-on volontiers, comme il serait réconfortant que des prêtres et des pasteurs puissent officier ensemble à une seule et même célébration de la cène, et non côte à côte à une même table, mais selon des rituels différents, comme on le voit faire parfois en janvier, le « dimanche de l’unité », lors de célébrations dites « œcuméniques ». Mais ce n’est justement pas possible en raison des différences profondes qui distinguent et continuent d’opposer le « sacrifice » de la messe du côté catholique romain et le « mémorial » de la cène (nous allons y revenir) du côté protestant, en particulier dans sa version réformée.
Et puis, pense-t-on aussi, catholiques et protestants, ne pourraient-ils pas faire un effort, chacun de son côté, pour élaborer des liturgies plus acceptables de part et d’autre ? De nombreuses rencontres dites « œcuméniques » s’y sont exercées, par exemple entre les différentes branches du protestantisme, ce qui n’est déjà pas si mal, quand on songe qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans le luthéranisme allemand, prévalait la sentence selon laquelle il était préférable d’être catholique, plutôt que réformé (lieber catholisch als reformiert). Dès 1973, lors des rencontres dites « du Leuenberg », des théologiens et responsables d’Églises aussi bien luthériens que réformés se sont, entre autres, efforcés de donner naissance à des liturgies de cène convenant à ces deux traditions ecclésiales. Quant à des intercommunions entre catholiques et protestants, elles ne peuvent jamais être que confidentielles et sujettes à des rejets de principe de la part des autorités catholiques romaines.
Quel que soit l’angle sous lequel on envisage le problème, force est en effet toujours de reconnaître que la préoccupation œcuménique ne cesse de donner lieu à deux courants qui certes doivent se respecter, ce qui est en l’occurrence une forme de l’amour mutuel, mais ne sauraient être confondus : d’une part la recherche de l’unité, mais dans la diversité, de l’autre l’acceptation d’une certaine diversité, mais dans l’unité. L’attitude protestante ne devrait être en l’occurrence que d’opter toujours pour une reconnaissance sans réserve de la diversité, même s’il arrive que des théologiens protestants fassent prévaloir l’attitude inverse dans leurs propos.
Un ouvreur de piste : Zwingli
Plus j’y pense, plus je me demande si l’on n’a suffisamment pris conscience, parmi les protestants réformés, de ce qu’avait de novateur l’attitude d’Huldrych Zwingli (1484-1531) lorsqu’il a célébré en 1525 la première sainte cène d’une tournure qu’il voulait évangélique.
Pour rappel, Zwingli se distingue à bien des égards d’un Luther ou d’un Calvin par le fait que la nécessité d’une réforme, ou plus exactement de plusieurs réformes dans l’ensemble institutionnel et liturgique du christianisme de son temps, s’est imposée à lui pour ainsi dire pas à pas, au gré de ses expériences de jeune curé dans la paroisse de Glaris, une localité paysanne de Suisse alémanique. Au bénéfice d’une solide formation universitaire qui lui permit de se référer avec compétence aux écrits bibliques, en particulier à ceux du Nouveau Testament examinés dans leur version grecque que venait d’éditer à Bâle le célèbre humaniste Érasme de Rotterdam, il prit de plus en plus vivement conscience des décalages, voire des contradictions, qu’il constatait entre ce que disent ces textes et ce que les usages et pratiques sacerdotales de son époque imposaient à la piété des fidèles.
Quelle scénographie mettre en place pour rendre intelligible à tout un chacun ce passage du sacrificiel au mémoriel ?
L’appel que les Zurichois lui ont adressé pour assumer la charge de curé de leur Grossmünster, la principale église de leur ville, dès le tout début de 1523, l’a incité à franchir un pas décisif à cet égard : toujours plus vivement conscient des écarts entre ce qu’il lisait dans les Écritures et ce qu’il constatait au gré de sa pratique pastorale, il en est rapidement venu dans sa prédication à insister sur la nécessité de réformes qu’ont entérinées les décisions prises à l’instigation de l’autorité civile lors de la « dispute de religion » (en fait il y en eut deux) qu’elle organisa en 1523.
Or la principale de ces réformes touchait justement à la célébration de la messe. Se réclamant expressément de Jésus qui, lors de son dernier repas avec ses disciples, leur dit « faites ceci en mémoire de moi » (Luc 22, 19), Zwingli n’hésita pas à affirmer que « la messe n’est pas un sacrifice, mais une remémoration du sens et de la certitude de la rédemption que Christ nous a attestée » (thèse 18). Mais comment passer d’un déroulement liturgique expressément sacrificiel, comme l’était celui de toute la tradition médiévale occidentale à une célébration de caractère délibérément mémoriel ? En vocabulaire théâtral, quelle scénographie mettre en place pour rendre intelligible à tout un chacun ce passage du sacrificiel au mémoriel ?
La messe n’est pas un sacrifice, mais une remémoration du sens et de la certitude de la rédemption que Christ nous a attestée
Huldrych Zwingli
Luther, pour éviter de bousculer indûment la sensibilité des fidèles, s’est contenté de corriger ou amender les textes ou usages reçus. Sa « messe allemande » de 1526 s’inspire dans l’ensemble de la messe médiévale, mais il en a corrigé le déroulement et révisé les textes intervenant pendant l’office pour les rendre conformes aux exigences de la foi évangélique. Quant à l’agencement des lieux, il a fait supprimer les autels secondaires, destinés aux messes propitiatoires qui n’avaient plus de raisons d’être, pour ne maintenir que le maître-autel, face à l’assemblée des fidèles. Dans la tradition luthérienne, le pasteur de service continue cependant à lui tourner le dos, comme le fait le prêtre catholique, pour adresser symboliquement ses prières au crucifix surmontant l’autel.
Zwingli avait-il eu vent, à cet égard, de la manière dont se déroulait désormais le culte à Wittenberg ? C’est probable. Si c’est le cas, il a manifestement trouvé insuffisante la manière luthérienne très modérée de modifier la célébration du culte, en particulier celle de la sainte cène. Lui-même et ses comparses se sont donnés le temps de bien mûrir leur réorganisation des usages en la matière. Ils ont attendu jusqu’au Jeudi saint 1525, soit quelque trois ans, pour inviter les fidèles à participer à une sainte cène dont le déroulement soit en accord avec les thèses de 1523.
Une table de bois semblable à celles de tout intérieur relativement modeste, avait été dressée dans le chœur, face aux fidèles assis sur des bancs
L’intérieur du sanctuaire fut débarrassé de toutes les statues et autres images de saints qui s’y trouvaient, non par iconoclasme (encore que ce débarras n’ait pas toujours été sans casses et sans brusqueries), mais parce que ces images prétendument sacrées devant lesquelles on s’adonnait à toutes sortes de dévotions n’avaient désormais plus leur place dans un espace cultuel. Même remarque pour les autels, en particulier pour le maître-autel, dont il ne restait plus aucune trace.
Pour cette première sainte cène à la manière réformée, une table de bois semblable à celles de tout intérieur relativement modeste, avait été dressée dans le chœur, face aux fidèles assis sur des bancs. Sur la table, pour le pain et le vin, des assiettes et des gobelets de bois d’usage quotidien, comme dans les familles les plus modestes. Quand vint, dans le déroulement du culte, le moment proprement dit de la communion, le pasteur de service (der Hirt, le berger) lut tout simplement, sans aucun geste de consécration, l’un des récits néotestamentaires relatant le dernier repas de Jésus avec ses disciples. Ce sont alors des Diener, des servants, qui firent passer les assiettes de pain et les gobelets de vin dans les rangs des fidèles. Le rituel, si l’on tient à ce terme, se trouvait ainsi délesté du caractère sacrificiel de l’ancienne messe romaine. Il devenait le symbole mémoriel de notre communion avec le Christ ressuscité – celui du repas d’Emmaüs (cf. Luc 24, 13-32).
L’idée d’une tablée
D’où l’idée de cette idée de tablée est-elle venue à Zwingli ? Nous n’en savons rien, mais il n’est pas impossible qu’il ait eu à l’esprit le modèle dont s’est inspiré Léonard de Vinci (1452-1519) pour sa grande fresque de la cène dans le réfectoire de Santa Maria delle Grazie : les apôtres y figurent assis, comme s’ils l’étaient dans le prolongement des tables (maintenant absentes) auxquelles prenaient place les moines de ce cloître milanais, le Christ étant ainsi symboliquement censé présider chacun de leurs repas – une image apparemment très présente dans l’imaginaire de l’époque. La Réforme zwinglienne ayant entraîné, tout comme la luthérienne, l’abolition de la vie monastique, ce serait alors désormais la communauté des fidèles qui en prendrait la succession.
Zwingli a-t-il fait école ?
Dans quelle mesure cette première célébration d’une sainte cène à la manière réformée a-t-elle fait école ? Ou bien, quelle a été la diffusion de la vingtaine de pages imprimées dans lesquelles Zwingli en a rendu compte en moyen allemand, la langue en usage à ce moment-là à Zurich et dans toute la région rhénane adjacente ? Nous devons nous contenter d’appréciations d’ensemble. Une constatation néanmoins s’impose : désormais la manière réformée s’est nettement distinguée, aussi bien de la messe catholique (évidemment !) que de la tournure prise en contexte luthérien.
Fallait-il d’ailleurs parler encore de « sacrements » et disputer sur ce qui devait encore relever de cette désignation ? Les controverses confessionnelles ont fini par faire valoir l’idée, que les protestants n’auraient que deux sacrements, le baptême et la cène, tandis que les catholiques en auraient sept. Mais la notion même de « sacrement » était suspecte aux yeux de Zwingli : d’origine latine (sacramentum), elle ne se trouve, ni dans les paroles de Jésus, ni dans l’ensemble du Nouveau Testament.
Quoi qu’il en soit, les réformés s’en sont tenus au baptême et à la cène, célébrés tous deux au même endroit : par exemple sur les fonts baptismaux dans les temples de Suisse alémanique, où ils ont été transférés de la proximité de l’entrée occidentale vers le chœur ou au centre d’attention de l’assemblée, sur la table de communion à l’aide d’une aiguière dans les temples de la francophonie. Dans les deux cas et ailleurs chez les réformés, l’usage s’est imposé d’une communion trois ou quatre fois par année : lors des grandes fêtes chrétiennes et éventuellement en septembre lors de la fête des récoltes. Quant à la manière, pour tout un chacun de prendre part à la cène, celle qu’avait instaurée Zwingli en 1525 n’a guère fait école : ailleurs que dans son aire d’influence directe, on a préféré inviter les fidèles à s’approcher en file indienne de la table de communion pour y recevoir leur morceau de pain de la main du pasteur, qui accompagnait son geste de l’énonciation d’un verset biblique, différent pour chacun, puis de boire à la coupe offerte par un autre officiant.
Les gens d’ancien régime, dit-on, se méfiaient beaucoup des nouveautés, quel qu’en soit le domaine. Une fois de nouvelles habitudes prises dans la manière de participer à la cène, elles semblent n’avoir guère changé jusqu’à la fin du XIXe siècle. C’est surtout dès les années 1920, que des velléités de réformes ou d’ajustements, se sont faites jour dans le monde réformé, en se réclamant bien sûr de relectures des textes néotestamentaires, mais aussi sous la pression de la montée en force de la préoccupation œcuménique.
Retour au Nouveau Testament
Zwingli s’est directement inspiré de ce qu’il lisait dans le Nouveau Testament. Nous ne pouvons que suivre son exemple. La première chose à relever et qu’il avait d’ailleurs remarquée est la variété des narrations ayant trait à ce que nous appelons l’institution de la cène (ou de l’eucharistie comme certains protestants se plaisent à le dire aujourd’hui dans un souci d’œcuménicité) : Matthieu, Marc, Luc et Paul ne la rapportent pas exactement dans les mêmes termes, et Jean ne mentionne ni le pain ni le vin, mais insiste sur le lavement des pieds ; on peut aussi considérer que l’épisode d’Emmaüs relève de la même perspective, tout comme le passage de Jean sur la manducation (N.D.L.R. : Action de manger) du pain de vie.
Avec ou sans commémoration du dernier repas de Jésus, les premières communautés chrétiennes se réunirent pour des repas en commun
C’est dire qu’il n’y a pas eu d’emblée, dans les toutes premières communautés chrétiennes, une seule et même manière d’évoquer le dernier repas de Jésus et on peut se demander si Marc et Matthieu, ou ceux qui sont à l’origine de ces deux évangiles, n’auraient jamais envisagé un rituel de réitération de ce repas. Luc est en effet le seul évangéliste à citer la consigne de Jésus de « faire ceci en mémoire de lui » et il ne mentionne rien qui rappelât la cène dans les diverses assemblées chrétiennes auxquelles il fait allusion dans les Actes des Apôtres, alors même qu’il mentionne de nombreux baptêmes. Le philosophe et essayiste américain Ralph Waldo Emerson (1803-1882), qui fut un temps pasteur unitarien, pourrait donc bien avoir eu raison de prendre garde à ces silences ou cette réserve des évangélistes et d’en conclure que « Jésus, en mangeant la Pâque avec ses disciples, n’a pas eu l’intention d’instituer un rite destiné à être indéfiniment répété ».
Avec ou sans commémoration du dernier repas de Jésus, une bonne partie des premières communautés chrétiennes, d’importance probablement fort variable, doivent s’être réunies pour des repas en commun au cours desquels elles ravivaient le souvenir de Jésus et de ses enseignements. Ce fait n’a rien de bien original dans le contexte de l’époque. Dans le monde gréco-romain dont la Palestine faisait partie, d’autres groupes, relevant d’autres options religieuses, avaient elles aussi des rituels de commensalité plus ou moins semblables à ceux des diverses communautés chrétiennes.
Nous devons cependant tenir compte d’une différence profonde entre ces commensalités et nos propres usages de table, qu’ils soient festifs ou vulgairement quotidiens. Les bons connaisseurs de la question relèvent en général que, dans ce monde gagné par ces mœurs gréco-romaines, l’usage voulait que l’on mangeât allongé sur un sofa. C’est ce que présuppose, apparemment, l’épisode de Jésus lavant les pieds de ses disciples, peut-être aussi celui de la femme venue verser du parfum sur la tête de Jésus.
Comment repérer ce qu’est l’interprétation mémorielle ?
De toute manière, nos informations sur les usages en la matière des toutes premières communautés chrétiennes sont très rares et fort lacunaires. Il est même difficile de se faire une image tant soit peu précise des assemblées que raconte Luc dans les Actes des Apôtres ou des communautés auxquelles Paul adressait ses recommandations, par exemple celle de Corinthe. Nous pouvons seulement constater que, au fil du temps, certains usages liturgiques, et les interprétations théologiques qui leur correspondent, se sont imposés à la plupart des communautés chrétiennes, celles du moins qui se ralliaient à la foi définie dès le IVe siècle par les grands conciles et tenue désormais pour orthodoxe. Or l’option qui s’est imposée en Orient, comme en Occident fut celle d’une interprétation résolument sacrificielle des paroles prononcées par Jésus lors de son dernier repas, et il est devenu très difficile, voire impossible, de repérer ce qu’est alors devenue l’interprétation résolument mémorielle. Il n’en a pratiquement subsisté liturgiquement que son énoncé dans les paroles de Jésus telles que les rapportent Paul ou l’évangile de Luc.
Et maintenant ?
Quelque dix-sept siècles plus tard, une première question s’impose : les textes évangéliques relatifs à la cène doivent-ils être examinés en fonction des doctrines et des liturgies qui se réclament d’eux, ou ces doctrines et liturgies doivent-elles l’être en fonction des textes évangéliques ? En perspective protestante, la deuxième possibilité s’impose, encore que, dans les faits, la plupart des réflexions ou propositions de ces cent dernières années touchant à la célébration de la cène soient dues à des ajustements quasi stratégiques : on a tenté de tenir compte à la fois des données scripturaires, des traditions ecclésiales, auxquelles les uns et les autres se rattachent, et des définitions doctrinales auxquelles ils continuent plus ou moins consciemment de souscrire.
Catholiques et protestants parviendront-ils un jour à communier ensemble à la même table et selon un même déroulement liturgique ? C’est arrivé et cela continue de l’être, mais en catimini, le plus souvent à l’insu de la hiérarchie romaine et si rarement qu’on ne peut jamais parler d’habitude prise. La manière interconfessionnelle la plus poussée a consisté et consiste toujours, mais de cas en cas, en des célébrations conduites simultanément par un prêtre et un pasteur côte à côte à la même table, chacun officiant selon les préceptes de son Église et les communiants étant censés communier selon le rituel de leur propre confession.
Des communions parallèles
D’aucuns, il est vrai, en profitent pour faire fi de ces différences et enfreignent les indications données communiant des mains du représentant de l’autre confession, mais ils sont fort rares. Aussi le déroulement d’ensemble en revient-il à mettre en évidence la divergence qu’on voulait justement surmonter. Ce n’est pas à proprement parler de l’intercommunion, pour reprendre un terme souvent en usage dans le dialogue œcuménique, mais des communions parallèles.
Si les luthériens, nous l’avons vu, rechignaient jadis à communier avec les réformés, ces réticences ne sont plus de mise. Elles ne l’étaient déjà plus dans les Églises unies (Unierte Kirchen) d’Allemagne, depuis qu’elles avaient suivi l’exemple des Églises de Prusse, dont le prince avait précisément réuni luthériens et réformés à l’instigation du théologien berlinois Friedrich Schleiermacher (1768-1834). Mais certains préjugés ont la vie dure et il a fallu attendre la concorde dite « du Leuenberg » (1973) pour que s’estompent les dernières réticences ou difficultés officielles à cet égard. Ainsi en France, où les anciennes Églises luthérienne et réformée de France ont fusionné pour ne plus former qu’une seule et unique Église protestante unie. On peut d’ailleurs se demander si les Églises qui s’intitulent encore luthériennes ou réformées ne devraient pas elles aussi s’appeler tout simplement « protestantes ».
Des velléités catholicisantes
Dans ces églises-là, le débat sur l’interprétation et la manière de célébrer la cène n’est pas clos pour autant, en particulier du côté réformé. On l’a bien vu dès le début du XXe siècle dans les cantons majoritairement protestants de Suisse romande, où une certaine attirance pour la foi et les formes catholiques fut nettement perceptible aussi bien chez bien des gens de lettres ou artistes d’origine protestante que chez certains représentants du corps pastoral, en particulier ceux qui adhérèrent au mouvement « Église et liturgie » que ses adversaires n’hésitaient pas à qualifier de « catholicisant ». Or c’est justement à propos de la sainte cène que ces velléités catholicisantes se sont manifestées : mise en valeur des tables de communion en orientant délibérément sur elles les regards des fidèles, en les parant de tissus aux « couleurs liturgiques » et en les dotant de croix latines souvent ouvragées à défaut de comporter une représentation du Crucifié, élévation du pain et de la coupe au moment de la « consécration des espèces », distribution du pain par le pasteur disant à chacun « le corps du Christ » en lui en remettant un morceau entre les mains.
La grande tablée de Wilfred Monod
La plupart de celles et ceux qui souscrivent à ces manières de faire évoquent un souci d’œcuménicité. Mais l’exigence œcuménique implique-t-elle que s’estompent les différences ? Ne devrait-elle pas supposer plutôt qu’on soit par exemple attentif à d’autres manières possibles de célébrer la cène et d’y participer ? Dans l’entre-deux-guerres, le pasteur Wilfred Monod (1867-1943) avait par exemple introduit au temple parisien de l’Oratoire du Louvre une nouvelle manière, à la fois simple et convaincante, de célébrer la cène. Les dimanches de communion, on dressait au centre du temple, devant la chaire, une longue table étroite sur laquelle étaient disposés quatre plateaux de pain en morceaux et quatre coupes de vin. Le moment venu, le pasteur de service, debout à mi-distance de la longueur de cette table, invitait les fidèles à venir y prendre place debout, par tablées, puis à se passer les plats et les coupes pour y prendre eux-mêmes les rappels du corps et du sang du Christ. Une très courte bénédiction invitait les participants de chaque tablée à regagner à leur place. L’installation puis le rangement des chevalets et plateaux de cette longue table n’étaient malheureusement pas des plus commodes et, pour des raisons de contraintes matérielles, il a fallu y renoncer à ce dispositif depuis une vingtaine d’années. Ce n’en était pas moins une manière significative et convaincante de concrétiser symboliquement le côté « repas » de la cène évangélique.
Et pourquoi confiner ces célébrations ou rappels de la cène initiale à des moments de culte, dans des lieux aussi typés que peuvent l’être des temples ou des églises ? Rien, dans les textes néotestamentaires, ne donne à entendre que les repas au cours desquels les chrétiens font mémoire de la personne du Christ, qui fut physiquement présent parmi ses disciples, doivent avoir lieu lors d’un culte, ni qu’il faille en accentuer la sacralité. On peut tout aussi bien entendre ces textes comme une invitation à se souvenir des paroles de Jésus, donc à réentendre certains de ses enseignements, lors des repas que les chrétiens sont susceptibles de prendre en commun, par exemple lors d’une fête de famille ou d’une agape paroissiale. C’est, en tout cas, le cadre auquel fait penser l’invitation que Paul adressait aux chrétiens de Corinthe de se souvenir des paroles dites d’institution de la cène, lorsque les chrétiens mangent ensemble, pour éviter justement qu’ils mangent gloutonnement, sans être attentifs les uns aux autres, mais qu’ils le fassent dans un climat et une attitude de réelle fraternité, de partage et de soutien mutuel.
La parabole du grand souper
Rien, dans ces mêmes textes, ne donne à entendre que la participation à la cène – ou à des repas fraternels s’en inspirant – doive être limitée à certaines catégories de personnes, par exemple à celles-là seulement qui sont baptisées (jadis à celles-là seulement qui avaient confirmé le vœu de leur baptême et dont on disait qu’elles avaient été « reçues »). Que faire, à la limite, si des fidèles d’autres religions s’approchent aussi de la table au moment de la communion ? Le leur interdire ? Les en dissuader ? Elles ont finalement raison, les communautés réformées dont les ministres, au moment de la communion, invitent les personnes présentes à y prendre part « quelle que soit leur appartenance ou leur non-appartenance si dans leur cœur elles ont entendu l’appel du Christ ». Tentation de laxisme doctrinal ? Non, bien plutôt fidélité à un Évangile écouté et transmis en toute liberté.
Zwingli, en son temps, n’a pas eu à se demander qui pouvait ou non avoir accès à la sainte cène. Il semble ne s’être même pas posé la question. À l’époque, il n’y avait dans le grand temple de Zurich que des gens connus – des « paroissiens ». Notre contexte est bien différent et nous pouvons imaginer que, dans cette autre situation d’une société très diversifiée, surtout en contexte urbain, avec des assistances au culte formées de personnes connues et inconnues, il aurait continué à s’inspirer du Nouveau Testament, en particulier de la parabole du grand souper (Matthieu 22, 1-14 // Luc 14, 15-24) et de son incitation à « aller par les places et les rues de la ville, et amener les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux ».
A propos de Bernard Reymond
Professeur honoraire de théologie de l’Université de Lausanne, Bernard
Reymond, né à Lausanne le 7 janvier 1933 est l’auteur de nombreux ouvrages sur la pensée protestante et sur la relation entre le protestantisme, la culture et les arts : L’architecture religieuse des protestants (Labor & Fides, 1996), Le protestantisme et la littérature (L & F, 2008).
Il s’est depuis toujours intéressé à l’œuvre de Friedrich Schleiermacher, et a étudié son héritage dans la pensée théologique et philosophique contemporaines. Il a réalisé en 2004 une nouvelle traduction d’une œuvre théologique fondamentale de Schleiermacher, De la Religion. Discours aux personnes cultivées d’entre ses mépriseurs (van Dieren, 2004).
Il est également proche de la pensée de Ernst Troeltsch dont il a traduit pour Van Dieren le Traité du croire et diverses conférences. Il a accompagné ces traductions d’une introduction à la pensée du théologien et sociologue allemand.
Il est l’auteur de Cher Zwingli… dialogue à une voix avec un grand réformateur, dans lequel l’auteur s’adresse intimement au réformateur suisse Ulrich Zwingli (1484-1531), dont il a étudié les thèses et la pensée durant plus de deux ans.
Longtemps pasteur à Paris à l’Oratoire du Louvre, puis dans le canton de Vaud, il a été professeur de théologie pratique dans le cadre de l’Institut romand de pastorale de l’Université de Lausanne de 1986 à 1998.