La Vierge Marie. Certains la portent aux nues (c’est le cas de le dire !) ; d’autres, au contraire, trouvent qu’il faudrait la ramener sur terre et lui faire un peu moins de place.
Je voudrais donc poser une première question : la Vierge Marie, pourquoi ? Pourquoi le développement du culte marial ? Qu’est ce qui l’explique ? Et j’en poserai ensuite une deuxième : la Vierge Marie… et pourquoi pas ? Au nom de quoi faudrait-il condamner la ferveur populaire dont elle fait l’objet ?
La vox populi et la promulgation des dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Assomption de la Vierge
De fait, le développement du culte de la Vierge Marie pose des questions essentielles : quelle est la part de nos besoins psychologiques dans l’élaboration de nos croyances religieuses ? Quelle a été la part de la demande de la vox populi dans la promulgation de dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Assomption de la Vierge ? Est-ce que cela jette un doute sur la crédibilité de ces dogmes ? Et puis aussi, cette question plus pernicieuse : Quel crédit peut-on accorder à des dogmes promulgués en 1854 et 1950, alors que les « faits » dont ils rendent compte datent de plus de dix-huit siècles et n’ont jusque-là jamais été reconnus officiellement comme avérés, bien au contraire ?
Mais d’abord, un bref rappel historique sur le développement, au cours des siècles, de la piété pour Marie et de la théologie mariale.
Le développement de la théologie mariale
D’abord, quand et pourquoi a-t-on commencé à confesser que Jésus était né d’une vierge ? On peut le dire de manière plus impertinente : Pourquoi Marie était-elle vierge ?
En fait, à l’époque du Nouveau Testament (50-90 après JC) et jusqu’au début du IIe siècle de notre ère, des traditions très différentes ont circulé. Certains (les Nazoréens et les Ébionites en particulier) considéraient que Jésus avait été conçu et était né comme tout le monde, à savoir du ventre d’une femme. En revanche, les courants gnostique et docète considéraient le Christ (que l’on différenciait de l’homme Jésus) comme un être divin pour lequel il n’y avait eu aucune naissance, que celle-ci soit miraculeuse ou non. Ainsi, ni pour les uns, ni pour les autres, Marie, la mère de Jésus, n’était vierge.
Mais, dès les années soixante-dix après JC, le courant majoritaire de l’Église a voulu concilier ces deux manières de voir par une proposition « mixte » en deux volets : Jésus était bien un homme, et à ce titre, il était bien né d’une femme. Mais, il était aussi le Christ, le Fils de Dieu, et à ce titre, il avait été conçu par le Saint-Esprit. De ce fait, sa mère, Marie, était restée vierge. Et voilà pourquoi, depuis plus de vingt siècles, le Christianisme confesse que Marie était vierge! Mais dès le IIe siècle, en particulier dans les milieux gnostiques, on a pu considérer qu’il s’agissait là d’une thèse uniquement théologique sans base dans des faits réels et historiques (cf. Évangile selon Philippe, 17).
Marie « mère de Dieu » ou theotokos
Puis, quelques siècles plus tard, le Concile d’Éphèse (433 après JC) a proclamé Marie « mère de Dieu », ou plus précisément theotokos, celle qui a accouché Dieu. Cette formule peut paraître curieuse mais, en fait, elle explicite le fait que Jésus porte en lui deux natures : Jésus-Christ est bien Dieu ; mais il est aussi homme, puisqu’il est né d’une femme, Marie. Ainsi, la mère de l’homme Jésus est aussi la « mère de Dieu ». Mais ce titre, bien qu’il soit accordé à Marie, était seulement, du moins à l’origine, un énoncé portant sur Jésus-Christ et sur sa double nature. Il énonce à sa manière que Jésus-Christ est à la fois Dieu et un homme né d’une femme, Marie.
Néanmoins, au cours des siècles qui ont suivi, et surtout dans l’Église orientale, la piété populaire a de plus en plus insisté sur la divinité de Jésus, et ce en conférant à sa mère des caractéristiques de moins en moins humaines. Puisque Marie était « mère de Dieu », elle a pris une dimension quasiment divine ; elle n’était plus seulement la mère humaine d’un Christ à la fois homme et Dieu, mais la Mère divine.
Mais l’Église officielle n’a pas suivi. Il n’en reste pas moins que dans la piété populaire, et aussi dans certains courants hérétiques, la Trinité a été recomposée. Elle était formée de Dieu, Marie et Jésus, autrement dit du Père, de la Mère et du Fils.
À la fin du IVe siècle et sûrement au Vème, on commence à honorer Marie d’un culte public doté de ses propres fêtes. On célèbre sa naissance, sa conception (dans le sein de sa propre mère) et également sa mort (plus précisément sa « dormition ») ou sa montée au ciel. Et, dès le VIIe siècle, les liturgies, les homélies et les fêtes mariales insistent de plus en plus sur le fait qu’elle était sans péché, et ce depuis sa naissance, voire depuis sa conception qui s’est faite sans souillure, ce qui la rendait « immaculée », c’est-à-dire indemne du péché originel.
Le Magistère de l’Église est d’abord resté prudent, voire réticent. Pourtant, peu à peu, à partir du XVe siècle, les papes et les conciles ont accepté, et même encouragé, les croyances du peuple et les fêtes mariales.
Mais ce n’est qu’en 1854 et 1950 que, sous la pression de pétitions réunissant plusieurs millions de paraphes, et aussi des « apparitions » de plus en plus fréquentes de la Vierge, l’Église a proclamé le dogme « révélé » de l’Immaculée Conception de Marie (« Marie a été dans le premier instant, par une grâce singulière de Dieu, en vue des mérites de Jésus-Christ Sauveur du genre humain, préservée de toute souillure du péché originel ») puis celui de son Assomption (« L’auguste mère de Dieu a obtenu, comme son Fils, après avoir vaincu la mort, d’être élevée en corps et en âme à la gloire du plus haut des cieux »).
Faut-il critiquer les dogmes mariologiques ? Bien sûr, on dira que tout ce développement du culte de Marie et de la théologie mariale n’a aucune base dans les Écritures. On dira que Jésus n’a jamais considéré que sa mère était vierge et qu’il a souvent eu des propos sévères vis-à-vis d’elle (Mat. 12,46-50 et parallèles ; Jean 2,4). On dira que les dogmes mariaux sont des créations très tardives sans aucun fondement historique. On dira qu’ils n’ont été promulgués que pour avaliser une piété populaire qui avait besoin d’une figure féminine et consolante de la divinité.
Tout cela est vrai. Mais on peut ajouter : Et alors ? Est-ce une raison suffisante pour condamner a principio et a priori ces dogmes ? Sûrement pas.
L’Église catholique est libre de développer sa dogmatique, comme elle l’entend
On ne peut que le reconnaître et l’accepter, l’Église catholique est libre de développer sa dogmatique, comme elle l’entend et il n’y a pas à la critiquer de ne pas vouloir la fonder exclusivement sur l’Écriture Sainte. L’Église catholique mentionne clairement dans ses Constitutions les raisons pour lesquelles elle peut promulguer des dogmes nouveaux. Et sur ces bases, les dogmes mariologiques peuvent être considérés comme tout à fait légitimes. De fait, cela est dit clairement, « L’Église ne tire pas de la seule Écriture Sainte sa certitude sur tous les points de la révélation » (Vatican II, Constitutio Dei Verbum). En effet, « Il est clair que selon un très sage dessein de Dieu, la Sainte Tradition, la Sainte Écriture et le Magistère de l’Église sont reliés et associés entre eux de telle sorte que tous ensemble, chacun à leur manière, contribuent efficacement au salut des âmes » (idem).
On notera d’ailleurs que les Églises chrétiennes, quelles qu’elles soient, se reconnaissent la possibilité de décider librement et par elles-mêmes de ce qu’elles confessent. Elles ne se considèrent nullement tenues de s’en tenir à l’enseignement de Jésus-Christ et de la Bible. Ceci a été tout à fait patent dès les origines du Christianisme. De fait, le Symbole des Apôtres (le Credo) que l’on considère comme la confession de foi première et universelle du Christianisme ne fait nullement référence à l’enseignement de Jésus, ni à l’autorité des Écritures. Les protestants eux-mêmes, dans la Confession de foi de La Rochelle, font référence à des articles de foi (La Trinité, le péché originel, et même le Sola Scriptura) qui n’ont aucune assise biblique.
Ainsi, ni l’Église catholique, ni les Églises protestantes ne s’en tiennent au principe du Sola Scriptura. La seule différence est que l’Église catholique le dit clairement, alors que les protestants ne le disent pas et maintiennent faussement ce principe, alors que dans les faits, ils ne l’appliquent pas.
Comment l’Église catholique justifie-t-elle les dogmes mariologiques ?
Comment, et au nom de quels arguments, l’Église catholique promulgue-t-elle ses dogmes ? Selon l’Église catholique, pour qu’une croyance pieuse puisse être définie comme un dogme de l’Église, trois conditions doivent être réunies :
• Primo, il faut que ce dogme ait une base biblique, mais celle-ci peut être très fragile. Exemples : la Constitution apostolique qui promulgue le dogme de l’Assomption invoque Genèse 3,15 où Dieu dit au serpent : « Je mettrai inimitié entre toi et la femme qui t’écrasera la tête » ; et cette Constitution en déduit qu’il y a là une prophétie de la victoire de Marie sur la mort. On conviendra que cela n’a rien d’évident. Le même texte constitutionnel invoque aussi le fait que, selon Luc 1,42, Marie est désignée par l’Ange de l’Annonciation comme « pleine de grâce » ; et il en déduit que, puisqu’il en est ainsi, elle ne peut être soumise à la mort. Cette même Constitution invoque aussi le verset d’Apocalypse 12 qui fait état d’une « femme revêtue de lumière ». Ce n’est pas plus probant. C’est vrai, toutes ces références à l’Écriture peuvent paraître bien artificielles. Mais, rappelons-le, « la charge d’interpréter de façon authentique la Parole de Dieu, écrite ou transmise, a été confiée au seul Magistère vivant de l’Église » (Constitution Dei Verbum de Vatican II). Ainsi le Magistère de l’Église se confère la mission de lire et d’interpréter l’Écriture dans le sens de ce qu’elle tient pour vrai.
Dès le VIIe siècle, les liturgies et les homélies prônent déjà que Marie était sainte, pure, sans tache
• Secundo, pour qu’une croyance pieuse puisse être définie comme un dogme, il faut que la vérité promulguée soit attestée par la tradition la plus ancienne. Sur ce point, il faut reconnaître que les prémices des deux dogmes mariologiques sont apparus très tôt, mais ont aussi été très discutés. En Orient, dès le VIIe siècle, les liturgies et les homélies prônent déjà que Marie était sainte, pure, sans tache, libre de toute souillure du corps et de l’âme, et ce dès sa naissance, voire dès sa conception. Mais, en Occident, l’idée que Marie avait été conçue par ses parents de manière immaculée apparut plus tardivement, au XIIe siècle, parce que, à la suite de Saint Augustin, la plupart des théologiens restaient convaincus que l’union charnelle des parents de Marie était forcément marquée par le péché et en transmettait l’héritage. Mais les Franciscains (Duns Scot en particulier, 1255-1308) ont tourné la difficulté en affirmant que Marie avait été « rachetée » dès sa conception.
Quant à la Dormition et à l’Assomption de la Vierge Marie, il en est fait état dès le Ve siècle, d’abord dans des écrits apocryphes, puis dans les hymnes liturgiques utilisés lors des cultes. Dès le Ve siècle, on célébrait le 15 août, la fête de la Mère de Dieu, du moins dans le monde byzantin.
Certes, Saint Thomas d’Aquin, entre bien d’autres théologiens patentés, était opposé à la croyance de l’Immaculée Conception et très réservé quant à l’Assomption. Mais le Coran (Sourate 3, 35-36), lui, parce qu’il avait été influencé par certains courants plus ou moins hérétiques du Christianisme de son époque (VIIe siècle), était tout à fait affirmatif quant au fait que Marie, dès sa conception, avait été consacrée à Dieu et, ajoute un hadit du Prophète, « protégée contre Satan ». De là à faire du Coran, plus que de Saint Thomas d’Aquin, une pièce maîtresse de la tradition catholique…
Marie doit bénéficier d’un sort qui convient à sa dignité de Mère de Dieu
• Tertio, pour qu’une croyance pieuse puisse être instituée comme un dogme, il faut que la vérité promulguée soit théologiquement fondée. C’est le point le plus important. En ce qui concerne les dogmes afférents à la Vierge Marie, il faut qu’ils aient leur source dans le Christ, et le Christ seul. C’est le Christ lui-même, et lui seul, qui génère les privilèges qui sont accordés à sa mère. Ainsi, c’est parce qu’elle a porté le Christ que Marie ne pouvait pas être elle-même infectée par le péché originel (d’où le dogme de l’Immaculée Conception). Et c’est pour la même raison que son corps sacré ne pouvait pas être soumis à la corruption du tombeau (d’où le dogme de l’Assomption). De même, le fait que Marie soit restée vierge lorsqu’elle a accouché de Jésus est justifié par le fait que c’était au Fils de Dieu qu’elle donnait naissance. C’est ce que l’on appelle le principe de « convenance » : Marie doit bénéficier d’un sort qui convient à sa dignité de Mère de Dieu. Et l’on ajoute que, puisqu’il « convient » que Marie bénéficie d’une immaculée conception et d’une assomption, il est avéré qu’elle en a effectivement bénéficié. Certes, on peut penser ce que l’on veut de cette argumentation. Mais, si elle « convient » à l’Église catholique, il n’y a rien à redire !
Quid de la dogmatique mariologique ?
Mais, sur le fond, indépendamment de toutes ces arguties qui tentent de la justifier, que faut-il penser de la dogmatique mariologique ? En fait, les dogmes mariologiques constituent une remise en cause de la notion d’incarnation, ou plus précisément du fait que Dieu puisse s’incarner dans un homme comme les autres, né comme les autres d’une mère comme les autres. Il faut le reconnaître, l’affirmation « Le Verbe s’est fait chair » (que l’on peut traduire par « Dieu s’est fait homme ») peut paraître déconcertante, d’autant plus que le mot « chair » caractérise la nature humaine faible, périssable et limitée. Comment un homme de « chair », semblable aux autres, pourrait-il être l’incarnation de Dieu, voire être Dieu lui-même ? C’est pour atténuer la radicalité de l’Incarnation dans la « chair » humaine commune que l’on a commencé par dire que cet homme, Jésus-Christ, n’était pas un homme comme les autres ; on a prêché qu’il avait été conçu du Saint-Esprit et qu’il était né d’une femme qui était restée vierge. Et ensuite, on est passé au stade antérieur. On a ajouté, par une forme de déduction, que la mère de Jésus elle-même, puisqu’elle avait engendré un homme qui n’était pas comme les autres, n’était pas elle-même une femme comme les autres. On a donc décrété qu’elle avait été conçue de manière immaculée et qu’elle avait échappé à la mort. Ainsi, par ces deux procédures successives, la première portant sur Jésus, la seconde sur sa mère Marie, le terreau de l’incarnation de Dieu a cessé d’être celui de la chair et de la nature humaine commune. Est-ce bien ? Est-ce mal ? Dieu seul le sait… et encore !
Le développement de la piété mariale, pourquoi ?
Certes, nous l’avons dit, l’Église catholique a tenu à justifier la promulgation des dogmes mariaux par une argumentation purement théologique et christologique. Mais il est bien clair que c’est la piété populaire pour la Vierge Marie elle-même (et non pour le Christ) qui a incité l’Église à promulguer tardivement ces dogmes. Et il faut maintenant tenter d’élucider les causes de cette piété pour Marie qui s’est manifestée dès les tout premiers siècles de notre ère et qui n’a fait ensuite que croître.
Une sorte de Dieu-Mère qui console, édifie et exhorte les croyants
• Pour comprendre le succès de l’Image de Marie comme figure plus ou moins divine, il faut saisir que, lors de la naissance du christianisme, l’image de Dieu était devenue exclusivement masculine, alors que ce n’était pas le cas avant. En effet, dans le judaïsme biblique, Dieu avait des traits féminins (il avait des « entrailles »), ou du moins transcendait toute différence sexuelle. De plus, dans le judaïsme des trois premiers siècles d’avant Jésus-Christ, on avait associé à Dieu la figure de la Sagesse qui, à ses côtés, participait au gouvernement du monde. Or cette figure était féminine. Et, toujours dans le Judaïsme, l’Esprit (la Rouah) était du genre féminin. Mais, subitement, avec la naissance du Christianisme, Dieu, dans ses trois « Personnes », s’est masculinisé. Dieu a été appelé Père, Jésus-Christ a été désigné comme le Fils de Dieu et l’Esprit, dans la langue grecque, est devenu masculin. Et, de ce fait et en contrepartie, la Vierge Marie est devenue une figure féminine de la divinité, c’est-à-dire une sorte de Dieu-Mère qui console, édifie et exhorte les croyants.
• Dans la piété populaire, Marie a été considérée comme le pendant féminin de Jésus. Ce parallélisme a été favorisé par le fait que, dans les représentations iconographiques, Marie et Jésus adulte, semblent avoir un âge comparable. Dans l’imaginaire des croyants, il y avait en fait deux figures parallèles et complémentaires de la divinité : le Christ et la Vierge Marie. De plus, la théologie officielle a cherché à promouvoir ce parallélisme. Jésus naît de manière virginale ; Marie a été conçue de manière immaculée. Jésus est le prototype de la chasteté masculine et Marie celui de la virginité féminine. Jésus souffre au Calvaire ; Marie souffre au pied de la Croix (cf. le Stabat Mater). Jésus ressuscite et monte au ciel le jour de l’Ascension ; Marie reçoit la gloire de l’Assomption. Jésus est le Christ Roi ; Marie est la Reine du Ciel. Jésus est intercesseur auprès de Dieu ; Marie est avocate auprès du Christ. Jésus est le Nouvel Adam qui répare la faute d’Adam ; Marie est la nouvelle Ève qui répare la faute d’Ève. Jésus est le Rédempteur ; Marie est co-rédemptrice (même si ce point reste en débat).
Le titre de Marie co-rédemptrice
• Pour la piété populaire, il fallait une image de Dieu et du Salut moins tragique et moins incompréhensible que celle d’un Jésus torturé, sanglant et crucifié. Le fait que ce soit par son martyre que Jésus devienne le Rédempteur de l’humanité est resté pour beaucoup énigmatique (en dépit de la théologie du « sacrifice vicaire » qui affirme que pour satisfaire sa justice, Dieu devait exiger la mort de son propre fils pour qu’il « paie » pour les autres, c’est-à-dire pour les pécheurs). On comprend que la piété populaire ait préféré voir dans la Vierge immaculée et maternelle, plutôt que dans le Christ crucifié l’image du pardon, du salut et de la miséricorde de Dieu. Et c’est cela qui a fait le succès des apparitions de Marie, à Lourdes ou ailleurs.
Certes, le Magistère catholique n’a jamais accepté que la Vierge Marie puisse se substituer au Christ Rédempteur. Il n’en reste pas moins que le titre de Marie co-rédemptrice (aux côtés du Christ) a été avalisé par le Saint-Office en 1913 et 1914 et que l’Encyclique Lumen Gentium de Vatican II a déclaré Marie « coopérante au salut ».
• Un dernier point. Très tôt, dans la piété populaire, on a assimilé le Christ à Dieu lui-même. Encore aujourd’hui, les catholiques utilisent souvent les mots « Christ » et « Dieu » l’un pour l’autre. Le Christ est devenu une image céleste qui siège « au plus haut des cieux ». Il fallait donc une figure intermédiaire (la théologie dit « médiatrice ») entre ce Dieu Christ et les hommes. Et c’est la Vierge Marie qui a pris cette place. En fait, c’est elle qui est la véritable « incarnation » de Dieu. Elle est à la fois vierge et mère, à la fois pure, immaculée, céleste et tendre, humaine et divine.
La mariologie, une victoire du peuple ?
Tout ceci permet de comprendre pourquoi le culte marial s’est développé. Il n’en reste pas moins que les protestants, mais aussi bien des catholiques sont gênés, voire irrités par le culte de la Vierge Marie et par les dogmes que l’Église a institués pour l’encadrer.
Pourtant, personnellement, je n’ai aucune hostilité vis-à-vis de ce culte, et ce pour plusieurs raisons :
• Ce culte émane de la piété populaire, et à ce titre, je dirais volontiers qu’il est « démocratique ». Il émane de la vox populi. Et je sais gré à l’Église catholique de s’être, elle aussi, montrée « démocratique » en avalisant cette vox populi, et ce même si elle a mis du temps à y consentir.
On pourrait donc dire que les dogmes mariologiques consacrent la victoire de la volonté du peuple sur l’enseignement de Jésus (qui refuse tout rôle à Marie), sur l’autorité des Écritures (très parcimonieuse à son sujet), sur la Tradition (longtemps réticente, voire critique) et même sur le Magistère de l’Église. Et pourtant l’Église, en se prétendant infaillible, ne renoncera nullement à vouloir contrôler la vie religieuse de ses fidèles, loin de là.
Le Salve Regina suscite en moi plus d’émotion que le Credo
• J’ai une profonde sympathie pour la ferveur populaire, car il me semble qu’il n’y a pas de véritable foi sans une dose de crédulité. J’ai été ému par les pèlerinages des paysans indiens du Mexique vers Nuestra Senora de Guadalupe. Ils disent, mieux que l’austérité des cultes protestants, que la foi est d’abord une plainte, une prière et une demande de protection. C’est pourquoi le Salve Regina suscite en moi plus d’émotion que le Credo.
Le culte de la Vierge Marie met à jour de manière claire et patente l’écart, voire le conflit, entre d’une part la religiosité affective et spontanée des fidèles et d’autre part la dogmatique paulinienne beaucoup plus intellectuelle et axée sur le Christ crucifié et rédempteur. Je suis en effet de plus en plus frappé par le fossé qu’il y a entre le sentiment religieux (fondé sur l’émotion et le sens du mystère) et le catéchisme chrétien bien souvent abscons. C’est pourquoi je sais gré à l’Église catholique d’avoir voulu tenter de résorber cet écart en promulguant les dogmes mariologiques. Bien sûr, elle l’a fait de manière ambiguë et douteuse en voulant à toute force les justifier en leur donnant artificiellement une assise biblique, et même christologique. Elle a voulu à la fois ménager la « chèvre » de la ferveur populaire et le « chou » de l’enseignement du Nouveau Testament. Mais on ne peut la condamner d’avoir tenté de faire ce « grand écart ».
Le fondement de la piété populaire
• J’ai aussi une certaine sympathie pour le culte marial et même pour les dogmes mariologiques pour une autre raison qui peut paraître surprenante. De manière avérée, et peut-être même délibérée, ces dogmes portent sur des « fictions » théologiques. De fait, il est clair que les croyances en l’Immaculée Conception et en l’Assomption de la Vierge Marie, puisqu’elles ne sont apparues que bien après l’époque de Jésus et de sa mère, n’ont aucune assise dans une quelconque réalité historique de la vie de Marie. Tout débat sur leur véracité historique paraît donc absolument vain (alors qu’il y a toujours des discussions sur la réalité historique et factuelle de la résurrection de Jésus). On ne voit pas d’ailleurs de quel fait réel pourrait se réclamer la notion d’immaculée conception. Ainsi, je suis reconnaissant aux dogmes mariologiques de faire implicitement (je dis bien « implicitement ») l’aveu qu’ils ne sont que des constructions théologiques. D’ailleurs l’Église semble elle-même le reconnaître si l’on en juge d’après la précarité des arguments qu’elle présente pour justifier ces dogmes. Les dogmes mariologiques ont donc pour moi le mérite de faire l’aveu de la contingence de leur assise. Et de ce fait, cela leur donne une réelle humanité et, on pourrait dire aussi, une certaine humilité. Ils sont clairement un habillage des désirs et des demandes de la psyché humaine et de la piété populaire. Et on aura compris que, sous ma plume, ce n’est pas un reproche, bien au contraire !
En effet, ce que j’aime dans les dogmes mariologiques, c’est que, au moins, eux, ils ont la chance d’avoir un fondement, à savoir celui de la piété populaire, alors que les autres vérités théologiques (La Trinité, la divinité de Jésus-Christ, le salut par grâce, l’autorité des Écritures…) relèvent d’une pure pétition de principe et d’une décision tout à fait arbitraire. De fait, la dogmatique chrétienne n’est, le plus souvent, rien d’autre qu’une sorte de « château en l’air » qui ne repose que sur lui-même.
Les vérités enseignées par l’Église tombent-elles du ciel ?
Tout ceci pose incontestablement une question : qu’est ce qui doit être considéré comme « vrai » en matière de foi ? La vérité, est-ce ce que l’on ressent et croit spontanément ? Et dans ce cas, c’est la vox populi qui devient la norme de la vérité. Ou au contraire, la vérité est-elle plus ou moins décrétée par « Dieu » lui-même, ou à défaut par les prophètes, les textes ou les institutions qui prétendent parler en son nom ? Et dans ce cas, les Églises, qui se disent dépositaires de la Vox Dei, présentent la vérité comme « révélée » et elles demandent autoritairement aux fidèles d’y adhérer par une forme de soumission volontaire. On en vient à ce dilemme : l’Église doit-elle être démocratique ou autoritaire ? Doit-elle entériner et avaliser la religiosité naturelle des fidèles, ou au contraire leur imposer une vérité révélée d’en haut qui serait « tombée du ciel » ?
En fait, ce que je ne comprends pas, c’est que l’Église catholique puisse déclarer « révélés » les dogmes qu’elle institue. Qu’entend-on par « vérité révélée » ? Révélée par qui ? Par Dieu ou par l‘Église ? Et pourquoi ces vérités (pour ce qui est des dogmes mariologiques) n’ont-elles été « révélées » qu’aux XIXe et XXe siècles ? Et pourquoi ont-elles pu être précédemment condamnées par cette même Église, par un pape et par des théologiens patentés ?
Des vérités « divinement révélées » et infaillibles
Il faut le reconnaître, l’Église catholique n’a jamais précisé, clairement, ce qu’elle entendait par « vérité révélée ». Il faut cependant noter que le Décret Lamentabibli publié par le Saint-Office le 3 juillet 1907 condamne ceux qui pensent que « les dogmes que l’Église traite comme révélés ne sont pas des vérités tombées du ciel ». Ce qui laisse supposer que pour l’Église, ils le sont. Ce qui est clair en tout cas, c’est que l’Église considère que les vérités qu’elle promulgue sont « divinement révélées » et infaillibles par le seul fait qu’elle les a décrétées comme telles (Vatican 1 D S 3011). Ainsi, pour l’Église, les dogmes sont vrais, que les fidèles y croient ou non (Vatican I DS3074). C’est clairement là une manière pour elle de consacrer le caractère transcendant et la vérité objective des dogmes qu’elle enseigne. C’est le Magistère de l’Église et lui seul qui est porteur de la Vox Dei. C’est bien cela que l’on peut contester.
Ce qui est curieux, c’est que l’Église ait mis tellement de temps (dix-huit siècles) à discerner et à entériner la révélation des vérités « divinement révélées » concernant Marie. Cela pourrait faire douter de son aptitude à savoir ce qui est vrai et révélé ; et aussi de sa compétence pour le reconnaître ! À moins qu’il ne faille concéder que les vérités mariologiques en question ont vraiment pris beaucoup de temps avant de « tomber du ciel ».
Mais trêve de plaisanteries !
Ce que je n’accepte pas…
J’en viens au grief fondamental que je fais à l’Église catholique et aux dogmes qu’elle institue. Certes, l’Église catholique s’est montrée « démocratique » en avalisant la piété du peuple à l’égard de la Vierge. Mais elle a transformé cet aval en un dogme « révélé » et infaillible auquel les fidèles doivent se soumettre par une allégeance inconditionnelle. En effet, selon le catéchisme de l’Église catholique publié le 11 octobre 1992 sous l’autorité de Jean-Paul II, un Dogme est « la définition solennelle d’une vérité de la foi par le magistère de l’Église », et cette « définition » est « proposée sous une forme obligeant le peuple chrétien à une adhésion irrévocable ». Fichtre !
De fait pour le catholicisme, la foi n’est pas un sentiment personnel, ni même une conviction. Elle est un « assentiment » aux articles de foi institués par le Magistère de l’Église. Pour le Concile de Trente, « La foi constitue un ensemble harmonieux, rassemblant divers énoncés théologiques et disciplinaires garantis par l’Église ». Et dans le même sens, la Profession de foi proposée aux fidèles par la Congrégation de la foi sous le pontificat de Jean Paul II se formule ainsi : « … avec une soumission religieuse de la volonté et de l’intelligence, j’adhère à l’enseignement proposé tant par le Pontife romain que par le Collège des Évêques lorsqu’ils exercent le Magistère authentique… ». Ami lecteur, vous avez bien lu : « avec une soumission religieuse de la volonté et de l’intelligence ».
Et pour l’Église, cette exigence d’allégeance et de soumission va bien sûr de pair avec le fait qu’elle affirme être « infaillible » lorsqu’elle édicte ses dogmes.
De fait, cette infaillibilité de l’Église a été proclamée et précisée par Vatican I et Vatican II (Constitutio Lumen Gentium) et elle a été confirmée la Déclaration Mysterium Ecclesiae de 1973 : « D’après la doctrine catholique, l’infaillibilité du Magistère de l’Église ne s’étend pas seulement au dépôt de la foi mais aussi aux vérités sans lesquelles ce dépôt ne saurait être dûment conservé et exposé ».
Découvrir Dieu comme un mystère
Je le dis tout net, le problème que me posent les dogmes mariologiques, ce n’est pas qu’ils n’aient aucun fondement dans les Écritures. De fait, il en est de même pour les doctrines de La Trinité, du péché originel et du Sola scriptura que professent les protestants. Ce n’est pas non plus que ces dogmes seraient plus « incroyables » et discutables que les articles de foi professés dès le début du Christianisme. De fait, la proclamation que Jésus de Nazareth soit le Christ, le Fils de Dieu et le Rédempteur du genre humain peut paraître également incroyable pour ceux qui ne sont pas accoutumés à ces énoncés. Le seul problème que me posent les dogmes mariologiques, c’est celui que me posent tous les dogmes de l’Église catholique quels qu’ils soient. C’est le fait qu’ils sont édictés par une Église qui s’auto-déclare infaillible et qui demande à ses fidèles de se soumettre « religieusement » à ses édits, et ce en abdiquant toute liberté de conscience.
Ce qui est scandaleux dans cette prétention des Églises (aussi bien catholique que protestantes) à instituer de manière infaillible des « vérités révélées », et à vouloir les imposer aux fidèles, c’est que, très tôt, cela a donné lieu au mieux à des excommunications, au pire à des bûchers à l’encontre de ceux qui ne s’y soumettaient pas.
Il serait grand temps que le message prêché par les Églises soit seulement une humble proposition de découvrir Dieu comme un mystère et un pari exigeant.
Bibliographie
- Jacques Duquesne et Alain Houziaux, La Vierge Marie, histoire et ambiguïté d’un culte, Éditions de l’Atelier 2006
- Dictionnaire Critique de Théologie (sous la direction de J.Y. Lacoste) PUF 1998 et en particulier les articles Dogme, Marie, Révélation, Infaillibilité.