Le mot « âme » était jadis d’usage courant en théologie, en prédication et en catéchèse chrétiennes. Puis il a presque disparu de ces horizons. Les théologiens, les pasteurs, les catéchètes n’en voulaient plus : il aurait incité à voir l’âme si distincte du corps que les chrétiens en viendraient à tenir pour secondaire non seulement le fait même du corps, mais aussi tout ce qui va de pair avec notre existence corporelle ou matérielle. Et puis où localiser cette âme distincte du corps ? Comme si avait eu raison le chirurgien qui, vers 1900, affirmait naïvement n’avoir jamais trouvé d’âme à la pointe de son bistouri.
L’emploi populaire du mot « âme » peut prêter à confusion. Je me souviens d’être arrivé comme jeune pasteur, voilà bientôt soixante ans, chez des paysans de montagne, dans le quart d’heure suivant le décès d’une aïeule. « Nous avons déjà ouvert la fenêtre », me dit son fils qui s’empressa de préciser : « pour que son âme puisse s’envoler. » Je ne suis pas seul à avoir entendu des propos du même ordre. Résidus de superstition ? Croyances mal fondées ? Retombées de catéchismes mal digérés ? Mon paysan de montagne exprimait une vérité profonde, mais dans sa manière à lui de se représenter ce qui ne peut pas l’être.
Dans la Bible, néphèsh (hébreu) et psychè (grec) sont les deux termes que nos versions les plus répandues traduisent par « âme ». Verset caractéristique entre tous : « Que donnerait l’homme en échange de son âme ? » (Mt 16,26 // Mc 8,37). La Bible en français courant traduit : « Que pourrait-il donner pour racheter sa vie ? » Elle évite ainsi de parler d’échange, un mot pourtant présent dans texte grec. Mais n’affaiblit-elle pas le texte grec ?
La psychè (ou la néphèsh), c’est évidemment aussi la vie ou le « principe de vie » comme disent certains commentateurs. Mais c’est aussi bien plus que la vie ou la personne, ou encore que l’esprit ou le psychisme de la personne en question. C’est l’homme même. C’est cette personne, sa vie, son esprit, son intimité la plus secrète vus sous un autre angle que celui de la vie, du psychisme, des émotions ou des sentiments les plus profonds : sous l’angle de leur relation à Dieu, sous l’angle donc de ce qui échappe aux investigations humaines, fussent-elles celles de la psychanalyse ou de la psychologie des profondeurs.
Autre fait vécu : j’ai récemment été invité à dire quelques mots aux obsèques d’un ami avec qui j’avais fait toute ma scolarité dès l’âge de dix ans, avant de nous retrouver en Faculté de théologie, puis membres d’un même corps pastoral. Dans ces circonstances, il fallait bien que je parle de vocation ou, plus simplement, des circonstances et des raisons qui nous avaient conduits à suivre ce même chemin aboutissant au pastorat. Or nous n’avions jamais parlé ensemble de ces raisons, ni avec nos autres camarades, sauf peut-être quelques allusions à des faits tout à fait superficiels et sans relation étroite avec les motivations profondes de notre choix commun.
Pourquoi ? Parce que notre option pour le pastorat n’était pas tellement affaire de circonstances ou d’influences humaines. C’est bel et bien notre âme, c’est-à-dire Dieu agissant presque à notre insu dans les tréfonds de notre vie. J’ai d’ailleurs donné la même réponse à quelqu’un qui me demandait pourquoi j’étais devenu pasteur : plus j’y réfléchis, moins je suis capable de dire ou de comprendre pourquoi. Dieu seul le sait.
Mon paysan des montagnes avait bien raison d’ouvrir la fenêtre à la mort de son aïeule : il l’ouvrait sur cette dimension de nous-mêmes dont le secret appartient à Dieu seul.