Le bouddhisme est-il une sagesse ou une religion ? Cette question est typiquement européenne et occidentale. C’est nous qui, dans la foulée de notre tradition culturelle accentuée par l’usage langagier actuel, considérons la religion comme un ordre de préoccupation et un ensemble de rituels ou de comportements distincts du reste de la vie courante. La plupart des autres aires culturelles, en particulier celle du bouddhisme, ignorent non seulement cette distinction, mais l’usage même du mot « religion ». Avec lui, nous posons au bouddhisme une question étrangère à sa vision du monde et de la vie en société.
il en existerait plusieurs centaines de variétés. Le bouddhisme tibétain, qui semble avoir un certain succès auprès des Européens occidentaux, est par exemple fort différent du bouddhisme japonais de la Terre Pure, dont les ressemblances avec les enseignements de Luther sur le salut par la foi ont frappé de nombreux observateurs. Gardons-nous donc de mettre toutes ces variétés dans le même sac et de porter sur lui des jugements à l’emporte-pièce.
Le christianisme recouvre également une grande variété d’orientations, même au sein du seul protestantisme, donc aussi des différences parfois profondes dans la manière d’envisager le bouddhisme et de se situer par rapport à lui. Ces diverses attitudes forment une sorte d’éventail aux deux extrémités duquel se trouvent deux manières apparemment antagonistes de se réclamer de la vérité.
La première consiste à considérer sans appel comme « païenne » toute religion autre que le christianisme : lui seul aurait la vérité et serait voulu de Dieu. La seconde considère au contraire que, sous des oripeaux ou en termes différents, toutes les religions sont finalement identiques, disent sensément la même chose et sont également voulues de Dieu. En fait, malgré leur antagonisme apparent, ces deux attitudes en viennent souvent à se ressembler : toutes deux universalisent un point de vue particulier, le leur, et partent du principe que lui seul est réellement « vrai ». J’en ai pris conscience le jour où, abordant avec un bouddhiste oriental le thème de la différence entre nos religions respectives, il me répondit que si mon expérience spirituelle ou religieuse en était véritablement une, elle devait être semblable à la sienne. Il était en effet persuadé que la sienne était universelle. On ne saurait être plus intransigeant sous les apparences de l’ouverture et de l’universalité – aussi intransigeants que les tenants chrétiens de la première attitude dans leur condamnation de principe de tout ce qui n’est pas leur christianisme à eux et d’y convertir celles et ceux qui n’en partagent pas encore les convictions.
Gardons-nous donc aussi bien des jugements hâtifs que des engouements irréfléchis. Le bouddhisme est souvent moins « païen » que ne le pensent certains chrétiens, mais aussi plus étranger à notre sensibilité et plus déconcertant que ne l’imaginent trop facilement certains occidentaux fascinés par lui. Il peut sembler fort proche de nous dans ses démarches méditatives, mais il l’est aussi sous l’angle de comportements rituels curieusement semblables à ceux qui nous étonnent ou nous choquent dans le catholicisme (que d’analogies entre des catholiques allumant des cierges devant une statue de la Vierge et des bouddhistes brûlant de l’encens devant une statue de Bouddha !). Tout comme il peut être éloigné de nous au point de déjouer nos tentatives de le comprendre vraiment.
Contentons-nous donc de quelques remarques d’autant plus prudentes qu’elles sont justement le fait d’un chrétien occidental qui, peut-être, n’y comprend rien du tout !
– Le bouddhisme est-il athée, comme le pensait Nietzsche ? Ce n’est pas certain du tout. Mais il n’envisage pas l’existence d’un Dieu comme celui dont parlent les juifs, les chrétiens ou les musulmans. L’égyptologue Jan Asmann explique dans son dernier livre (Le prix du monothéisme, Paris, Aubier, 2007) que les religions de l’Égypte ancienne, comme celles de la plupart des peuples, rendaient en réalité un culte aux forces de la terre, le monothéisme d’Akhénaton ne faisant pas exception à cette règle puisqu’il rendait en fait un culte au soleil. La révélation mosaïque, en revanche, est venue marquer une différence fondamentale par rapport à ces religions en se référant désormais à un Dieu radicalement autre que les forces du monde. S’il en est ainsi, on peut se demander si le bouddhisme ne serait pas la forme la plus accomplie de ce que cherchaient ces autres religions, à savoir une forme de relation avec les forces du monde, non plus en s’y confrontant, mais en s’y confondant par le moyen d’une sagesse et d’une méditation qui entraînent une sorte de dissolution du moi dans le Grand Tout, raison pour laquelle, d’ailleurs, le bouddhisme ne connaît pas la notion de « personne » entretenant une relation toute personnelle avec son Dieu.
– La compassion bouddhique serait-elle un équivalent de la charité chrétienne ? Certains le pensent. Dans le domaine des faits, il arrive en tout cas que des bouddhistes se montrent plus effectivement compatissants et charitables envers leur prochain que bien des chrétiens envers le leur, ce qui n’empêche pas d’autres bouddhistes d’être parfois aussi impitoyables envers autrui que certains occidentaux prétendument chrétiens peuvent l’être de leur côté. « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’ils vous fassent », dit le bouddhisme comme de nombreuses autres sagesses sur terre. La consigne est sous forme négative, comme l’est aussi la consigne de non-violence. Jésus est le seul à lui avoir donné une tournure nettement positive : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faitesle vous-mêmes pour eux. » (Mt 7,12) Le bouddhisme, si je le comprends bien, est compatissant pour mieux désamorcer la haine qui perturbe la sérénité du moi. Le christianisme, en comparaison, prône un amour du prochain plus entreprenant, ce qui est très bien, à condition toutefois de ne pas être prétexte à prendre en main la destinée de son prochain et à lui imposer des soins ou des solutions dont il pourrait ne pas vouloir.
– Nirvana et Royaume de Dieu. Le contraste le plus net semble bien être l’aspiration bouddhique au Nirvana et la visée chrétienne vers le Royaume de Dieu. Le Nirvana est un état d’être et de non-être que rien ne vient plus troubler. Le Royaume de Dieu est un symbole mobilisateur qui incite à intervenir dans l’histoire humaine pour lui donner un sens et une orientation. On peut regretter l’usage parfois intempérant que certains chrétiens ont fait ou font encore de ce symbole pour mieux transformer la société. Il reste que c’est de lui que se sont par exemple inspirés ceux qui ont mis en place les premières institutions démocratiques des États-Unis. C’est aussi lui qui a façonné les structures mentales dont s’est inspiré Charles Darwin quand il a esquissé à grandes lignes l’évolution des espèces. Pour que cette idée lui vienne à l’esprit, il fallait qu’il se fasse implicitement la représentation d’une histoire universelle partant d’un commencement (la Création) et allant vers une fin (le Royaume de Dieu). Or c’est là une structure mentale complètement étrangère au bouddhisme comme à l’ensemble de l’Orient : l’accès au Nirvana est retour au Tout qui n’a ni fin ni commencement.
– La piété bouddhique semble bel et bien obsédée, comme d’ailleurs de nombreuses formes de piété chrétienne, par le souci de faire son salut – ou d’accéder au Nirvana – en s’adonnant à toutes sortes d’exercices spirituels, même si le bouddhisme se distingue de l’hindouisme par son souci de la mesure et son refus de s’adonner à des pratiques excessives et mortifiantes comme peuvent l’être celles des fakirs. À cet égard, ce n’est pas sans raison que, du côté chrétien, les réformés se méfient volontiers du piétisme : nous sommes sauvés par la seule grâce de Dieu, et non par l’intensité de notre ferveur ou par nos démonstrations de piété. Le salut, en d’autres termes, est une affaire réglée et nous pouvons nous adonner sereinement aux tâches que nous assigne notre référence au Royaume de Dieu. Dit encore autrement, le bouddhisme apparaît sous cet angle comme une sagesse aux exigences plutôt compliquées, comme sont compliquées les exigences d’une certaine piété catholique ou de certaines formes d’évangélisme, tandis que se distingue par sa simplicité et sa sobriété la sagesse enseignée par les évangiles. Mais c’est un protestant libéral qui le dit ; un bouddhiste pourrait fort bien n’être pas du tout d’accord avec lui sur ce point.
Quoi qu’il en soit, aucune expérience spirituelle, qu’elle soit chrétienne, bouddhique ou autre, ne va sans un « montage » rituel et doctrinal. « La foi n’est pas un cri », disait à juste titre Henry Duméry (cf. son livre publié sous ce titre, Paris, Seuil, 1969) : elle a besoin de se dire, fût-ce à elle-même, et de se communiquer. Elle construit donc et transmet de génération en génération des ensembles de symboles et de comportements qui lui permettent d’être, tout bonnement. Or ces « montages » ne sont pas tous équivalents ni toujours compatibles. Ainsi entre chrétiens : les « montages » du catholicisme ne fonctionnent pas exactement comme ceux du protestantisme. A fortiori ceux du christianisme dans son ensemble ne correspondent-ils pas à ceux bouddhisme, et réciproquement. Le reconnaître et l’admettre ne revient pas à guerroyer les uns contre les autres, mais au moins à nous respecter les uns les autres, étapes nécessaires pour mieux nous comprendre, donc aussi pour nous admettre réciproquement dans nos différences mêmes. La charité chrétienne et la compassion bouddhique devraient être d’accord sur ce point essentiel à notre être ensemble sur la planète Terre.