Auguste Sabatier (1839-1901) a dénoncé le principe d’autorité aussi bien dans le catholicisme que dans le protestantisme. Sa réflexion, toujours actuelle, invite à penser la foi tout en restant attaché à la ferveur spirituelle.
paru en 1904, l’ouvrage posthume d’Auguste Sabatier instruit, on le sait, le procès théologique de l’autorité (voir Bernard Reymond, Le procès de l’autorité dans la théologie d’Auguste Sabatier, L’Âge d’homme, Lausanne, 1976).
L’auteur y retrace tout d’abord le processus d’institutionnalisation qui a donné naissance au catholicisme, ce système de croyances qui considère l’Église comme « l’incarnation historique et visible de la vérité salutaire et de l’action rédemptrice de Dieu » (nous citons d’après l’édition Berger-Levrault de 1956, précédée d’une remarquable préface de Georges Marchal). Ce mouvement culmine avec la proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale le 18 juillet 1870 durant le Premier concile du Vatican.
S’interrogeant, sans animosité aucune, sur l’avenir du système romain et sur une éventuelle décomposition du catholicisme, Sabatier écrivait : « Le temps est un grand critique ; il décompose les roches les plus dures ; il transforme les institutions les plus intransigeantes : il saura bien dissoudre l’amalgame catholique et donner la liberté à ce qui est vivant, en laissant tomber ce qui n’est plus qu’une survivance du passé. »
Or loin de dépérir, et en dépit des tentatives d’aggiornamento menées dans le sillage désormais dissipé du concile Vatican II, le principe d’autorité a été en fait renforcé par le culte de la personnalité du souverain pontife, mouvement enclenché sous Pie XII lors de l’année sainte de 1950, avant de s’épanouir avec la figure hautement médiatique de Jean-Paul II, récemment béatifié.
Sabatier repère ensuite la manifestation du principe d’autorité dans le monde protestant. Il dénonce la confusion établie entre Bible et Parole de Dieu. Si la Bible porte la révélation, elle n’est cependant pas la révélation. Le texte biblique, en tant que document culturellement situé, peut et doit être soumis aux procédures d’analyse historico-critique.
Or le fondamentalisme biblique, à l’heure actuelle, se porte bien, qui défend l’inerrance de l’Écriture (l’Écriture, inspirée directement par Dieu, ne peut jamais se tromper) et veut maintenir un rapport littéraliste à la Bible, en restreignant au maximum les médiatisations entre le texte et son lecteur.
Enfin si Sabatier appelait de ses voeux l’émergence d’une religion de l’Esprit, il n’envisageait certainement pas que le XXe siècle et le début du troisième millénaire seraient marqués par le développement d’un christianisme charismatique qui affirme l’immédiateté d’un Dieu tout-puissant et qui prône le réenchantement du monde, tout en développant des spiritualités du combat spirituel et des théologies de la prospérité. Avec cette vague pentecôtiste, nous sommes entrés dans « le temps de la religion sans culture » (voir l’ouvrage d’Olivier Roy, La sainte ignorance, Paris, Le Seuil, 2008), caractéristique d’un christianisme émotionnel et quasi- magique, étranger à tout dialogue avec les cultures contemporaines.
Sabatier qui entendait définir une religion de l’Esprit peine cependant à envisager celle-ci en dehors d’un rapport antithétique aux religions d’autorité. Il voit bien ce que n’est pas cette religion de l’Esprit, il lui est plus difficile d’expliquer ce qu’elle est.
Le déploiement de sa réflexion est entravé par une tension entre d’une part ce qu’il appelle le « symbolisme critique », à savoir une exigence intellectuelle de soumettre l’expression doctrinale de la foi à une analyse critique pour mieux en dégager le coeur symbolique, et d’autre part ce qu’il nomme « le fidéisme », c’est-àdire l’expérience religieuse personnelle. Cette tension traversait d’ailleurs sa propre vie. Sabatier a sans doute beaucoup livré de lui-même quand, traçant le portraitde Schleiermacher, il repère en celui-ci « la religion du coeur considérée comme un fait d’expérience irréductible et antérieure à toute théorie religieuse, et une force intellectuelle d’une puissance et d’une rigueur extraordinaires ». Rompu aux disciplines de la théologie universitaire allemande (il a étudié à Tübingen et à Heidelberg), Sabatier, enfant du Réveil ardéchois, est resté attaché sa vie durant au courant de ferveur spirituelle qui avait marqué la génération de 1830.
Mais c’est peut-être dans la prise en compte et le dépassement de cette tension entre religion du coeur et exigence intellectuelle que repose la possibilité de fonder une théologie de l’expérience. Cette dernière fait droit à l’autonomie de la personne reconnue dans son originalité et aussi à l’altérité de Dieu dont l’Esprit se manifeste à notre conscience ; elle fait droit également aux médiations culturelles, en particulier celle de la Bible, qui permettent de rendre compte de cette expérience, dans le contexte d’une société individualiste et sécularisée, où la validation du croire ne se fait plus dans la soumission aux codes de croyances établis par les Églises, mais de plus en plus dans la construction de récits ; ils donnent sens à la trajectoire personnelle du sujet croyant, susceptibles d’être confrontés à d’autre récits du même type.
Ainsi la critique de l’autorité par Sabatier garde sa pertinence et dans une situation culturelle radicalement neuve (déconstruction du sujet et fin de l’humanisme, non-évidence du Dieu personnel de la théologie classique, émergence des dialogues inter-religieux). Son projet théologique demeure une invitation à penser la foi, non comme l’adhérence à un ensemble clos de croyances, de rites et de normes, mais comme l’expérience d’un chemin de liberté et de confrontation avec d’autres, croyants et incroyants.
Pour aller plus loin, on lira : Bernard Reymond, Auguste Sabatier, un théologien à l’air libre (1839-1901), Labor et Fides, 2011.
Auguste Sabatier était considéré à la fin du XIXe siècle comme le plus grand théologien de France depuis Calvin. Peu se souviennent de cette figure marquante qui allait influencer la théologie protestante d’inspiration francophone pendant des décennies après sa mort en 1901. Se plaçant hors de l’opposition des orthodoxes et libéraux protestants, cet Ardéchois huguenot a publié des écrits majeurs sur Paul, Jésus, les miracles et les dogmes. Après avoir été pasteur et enseigné la théologie à Strasbourg, il a fondé la Faculté de théologie protestante de Paris où il a également été professeur. Farouchement opposé à toute autorité en matières religieuses, récusant à la fois le Vatican et le piétisme, il a développé une pensée qui annonçait Tillich et Bultmann, à partir d’une reprise de Schleiermacher. Son approche du symbole comme relais du religieux reste éminemment moderne.