Dans le concert des voix qui s’élèvent pour ou contre le créationnisme, quelle peut être une position réformée ? Encore faut-il comprendre de quel créationnisme il s’agit ? Pas celui d’un littéralisme qui prétendrait que les choses se sont passées comme cela est décrit dans la Bible, mais l’intelligent design porté depuis une trentaine d’années par le Discovery Institute américain. Acceptant la théorie de l’évolution, ses tenants estiment que certaines caractéristiques de la nature s’expliquent mieux par l’hypothèse d’une cause intelligente plutôt que par la sélection naturelle. Leur adversaire n’est donc ni la science, ni la raison, mais le préjugé matérialiste qui sous-tend la théorie darwinienne comme d’autres théories scientifiques.
Les créationnistes invoquent alors l’argument de la « complexité irréductible » (Michael Behe, 1996) qu’ils illustrent par plusieurs systèmes complexes comme le système immunitaire. Tout système intermédiaire qui serait incomplet serait non fonctionnel. Et, dans ce cas, une évolution de type graduel par accumulation de mutations aléatoires discrètes comme le présuppose le modèle néodarwinien, ne peut pas expliquer l’émergence de ce type de phénomènes puisque tout système intermédiaire incomplet, n’étant pas fonctionnel, n’aurait pas été sélectionné pour son avantage adaptatif. Statistiquement, l’émergence de ce type de système complexe est si peu probable qu’on doit considérer que le modèle néodarwinien n’est pas une explication raisonnable. Un usage pertinent de la raison devrait alors tenir l’hypothèse théiste comme plus probable que le modèle évolutionniste.
Matérialisme méthodologique ou philosophique.
La plupart des critiques de cette approche objectent qu’une telle argumentation s’appuie sur la science pour justifier des hypothèses qui relèvent davantage de convictions que de rationalité. C’est vrai. Mais l’argument pourrait être retourné contre bien des projets scientifiques, souvent portés eux aussi par des convictions non rationnelles. Par exemple, les politiques eugénistes du début du XXe siècle s’appuyaient sur la conviction que la civilisation entravait la sélection naturelle. Une gestion rationnelle de la reproduction humaine par la science était alors censée lutter contre une dégénérescence humaine inéluctable. Admettons donc que chacun des deux camps doit interroger les convictions ou les émotions qui se cachent derrière la neutralité axiologique prétendue de discours scientifiques et rationnels. La critique du créationnisme devrait plutôt, à mon sens, se jouer sur un autre plan. Que la science s’en tienne aux phénomènes, écartant toute explication non accessible à l’expérience, tient à sa méthode. En ce sens, on peut parler d’un matérialisme méthodologique. Tout autre est le matérialisme philosophique qui nie l’existence et la possibilité même d’un autre plan que celui des phénomènes.
Newton aussi homme de foi.
On peut se souvenir ici que Newton, qui s’efforce d’être matérialiste dans sa méthode, est aussi un homme de foi. La gravité explique les mouvements des planètes, écrit-il, mais elle ne peut pas expliquer qui a mis les planètes en mouvement. C’est Dieu qui régit toutes les choses et qui sait tout ce qui existe ou peut exister. […] Ce magnifique système du soleil, des planètes et des comètes n’a pu procéder que de la volonté et de la puissance d’un Être intelligent. […] Cet Être régit toutes choses, et non comme une sorte d’âme du monde, mais comme un maître au-dessus de tout ; et c’est à cause de son pouvoir qu’il veut qu’on l’appelle « Seigneur Dieu », παντοκρατωρ, ou « Celui qui règle tout. » Autrement dit, il convient de distinguer les plans de la science et de la foi, sans chercher dans la science des arguments apologétiques pour justifier ou imposer des convictions religieuses. Bien avant Newton, Calvin ne dit pas autre chose et l’illustre par un exemple. Il est bien vrai que les nuages naissent de l’évaporation et qu’ils sont portés par les vents. Les « philosophes », c’est-à-dire ici les scientifiques, ont raison de « trouver la cause de la pluie des éléments » dans les « humeurs grosses et épaisses qui sortent de la terre et de la mer » et qui sont ensuite portées par les vents (Commentaires sur les Psaumes, Paris, Meyrueis, 1859, t. 2, p. 580). Le soleil en est donc la cause, mais rien n’empêche celui qui croit d’affirmer qu’à travers lui c’est Dieu qui envoie la pluie, tout comme celui qui est sauvé de la noyade par un autre pourra dire qu’à travers lui c’est Dieu qui l’a sauvé. La foi se situe sur un autre plan que la simple analyse des faits. Rien n’y contraint, mais rien n’empêche non plus d’interpréter pour soi les événements en leur donnant une portée religieuse.
Parler de Dieu et non prouver Dieu.
La compréhension de la nature ne dit rien par elle-même de Dieu, de son existence ou de son absence, mais pour celui ou celle qui croit, tout dans la nature pourra lui parler de Dieu, dans les grandes choses comme dans les plus petites : Il est vrai qu’il n’y a nulle œuvre de Dieu si petite, que nous n’en devions être émus pour y reconnaître quelque marque de sa majesté. Quand nous voyons seulement une mouche, il est certain que là nous avons de quoi magnifier Dieu ; quand nous voyons un brin d’herbe ; bref, il n’y a chose si petite là où Dieu ne doive être connu de nous comme un ouvrier admirable. (Sermons sur le Deutéronome, Calvin Opera, t. 26, col. 204). Le créationnisme contemporain prétend bien plus. Il renoue avec la théologie scientifique du XVIIIe siècle qui prétendait tirer de la structure du monde la preuve de l’existence de son auteur. Ainsi Colin Mac Laurin (1698-1746), pouvait-il écrire que « la merveilleuse structure des choses en vue de leurs causes finales, nous donne une idée sublime de son auteur. L’unité du dessein fait connaître qu’il est un. Les grands mouvements exécutés dans l’univers avec la même faculté que les petits nous annoncent sa toute-puissance ». Bien des savants protestants se sont avancés dans cette voie qui, avec Darwin, a conduit à une impasse. L’ordre du monde ne peut prouver ni l’existence de Dieu ni sa sagesse et moins encore sa bonté. Mais il n’est pas non plus possible de tirer de la faillite des théodicées la conclusion que le matérialisme épuise la compréhension du réel. La voie ouverte par les psaumes est certainement ici plus féconde, eux qui entendent chaque élément du monde chanter la gloire de Dieu, mais toujours sur la base d’une confession de foi préalable : que ton nom est magnifique ! (Ps 8)