Réflexions sur un utile projet de loi concernant le droit à l’aide à mourir
« On ne montre pas sa grandeur, pour être en une extrémité ; mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l’entre-deux ».
Pascal, Pensées
Les députés viennent de s’entendre à une large majorité sur un projet de loi exigeant, délicat, qui tente de tracer un chemin entre des valeurs contradictoires, non seulement parce qu’elles sont défendues par des individus ou des collectivités qui s’opposent sur leur contenu ou sur la hiérarchie qu’elles supposent, mais qui divisent chaque individu en lui-même. Laissons de côté la partie qui fait l’unanimité et qui pose le principe d’un droit égal à l’accès aux soins palliatifs ; nul ne conteste que chacun doit pouvoir être assisté par la médecine, lorsque, en fin de vie, et quand cette médecine ne peut plus guérir, elle s’occupe pourtant encore de la souffrance de chacun lorsqu’on le lui demande. Les problèmes commencent et sont envisagés différemment par les patients, par les proches qui les accompagnent et à des degrés divers, par les soignants – et là encore selon leurs façons d’ordonner les valeurs dont ils sont eux-mêmes convaincus ou de prendre en compte les valeurs de leurs patients – lorsqu’il est question de précipiter la mort d’un patient qui, en phase avancée ou terminale d’une maladie incurable, estime souffrir au-delà de ce qu’il peut supporter ou dont on estime qu’il souffre au-delà de ce qui lui est supportable ; ou qui estime que sa vie n’a plus de valeur ni de sens voire dont ses proches, ses soignants estiment que sa vie n’a plus ni sens ni valeur quand il n’est plus lui-même en état de l’estimer.
Trouver un chemin juridique et éthique
C’est à ces seuls problèmes que nous nous intéresserons ici en regardant, non pas qui a raison ou qui a tort de soutenir telles ou telles valeurs, souvent opposées dans des circonstances identiques, mais s’il est possible de trouver un chemin juridique et éthique qui permette de s’accorder de valeurs différentes, alors même que le réel impose que l’on prenne une décision – suivie d’effet – de prolongation de la vie du patient (fût-elle refusée par celui-ci) ou d’abréviation (délibérée, voulue) de cette vie.
Il semble que la première grande opposition de valeurs que l’on rencontre sur le sujet soit celle, d’une part, prométhéenne, de l’autonomie qui exige que notre vie soit ce que nous voulons qu’elle soit ; d’autre part, celle d’une conception de l’existence qui ferait de notre individualité et des décisions qu’elle doit prendre, celle d’un lieu ou d’une scène où l’humanité – la nôtre comme celle d’autrui – est en jeu et dont nous avons une responsabilité qui engagerait plus largement que ne le fait un être autonome qui normerait par lui-même son existence. Il est vrai que Kant a tenté de montrer que ces deux façons d’envisager une conduite morale étaient en fait profondément liées l’une à l’autre et que l’invention d’une liberté qui n’entre pas en contradiction avec la liberté des autres se conciliait parfaitement avec le respect de l’humanité que, en notre personne comme en celle d’autrui, nous devons traiter toujours en même temps comme une fin et non simplement comme un moyen. Mais la question que nous posons, qui est celle de l’euthanasie avec toutes ses équivoques, nous paraît mettre en question le lien entre l’autonomie et l’humanité qui n’est pas spontanément d’identité mais qui doit être tressé, faute de quoi il engendre immédiatement plutôt une opposition.
Que peut-il y avoir de plus intime que la décision de mettre fin à mon existence quand les conditions de la création par moi-même de mon existence ne sont plus réunies pour la continuer ?
« Que peut-il y avoir de plus intime que la décision de mettre fin à mon existence quand les conditions de la création par moi-même de mon existence ne sont plus réunies pour la continuer ? » demanderont les uns au nom de l’autonomie ; tandis que les autres soutiendront que « le sacré de la vie ne tient pas seulement à ce qu’il est possible à l’individu d’en faire mais déborde très largement ce cadre abstrait « : nous sommes dans le rapport à notre existence, autant des acteurs que la scène même où ils jouent et qui déborde radicalement de son tout autre la sphère de l’autonomie, sans pour autant l’exclure. Ainsi, si pour les uns, c’est un droit de pouvoir se donner la mort directement ou indirectement, ce droit ne doit pas, pour les autres, être tenu pour absolu et nous n’avons pas le droit d’abréger par nous-mêmes une vie que nous n’avons pas faite, dont nous ne sommes que les dépositaires et dont nous avons à répondre, nous-mêmes certes, mais devant les autres, avec eux, de ce statut. Dans le premier cas, la longévité est un fait empirique, qui est ce que je veux qu’il soit ; dans le second, elle est une valeur sacrée qui n’est pas entièrement à moi et dont j’ai plus encore à rendre compte que je n’ai à la créer.
Au-delà de ce qu’on est en droit d’attendre de la médecine…
Cette première grande différence en implique d’autres qui se disposent en arborescences. Les partisans de la stricte autonomie me paraissent rencontrer au moins deux ordres de difficultés.
L’une d’elles est que, si je puis exiger de moi de me considérer comme étant mon corps, mon esprit, mon être, et d’abréger ma longévité comme je le veux, je ne puis le vouloir universellement pour les autres. Je ne puis exiger des autres cette conception prométhéenne de l’existence. Rien ne serait plus absurde et inhumain que d’exiger d’un autre l’estimation que, dans les conditions où il se trouve, il serait bon pour lui-même et pour les autres, qu’il supprimât sa vie.
L’autre écueil est que, si je me donne à moi-même le droit de me suicider, dès lors que ma souffrance est trop grande voire seulement qu’elle m’empêche désormais de créer ma vie, qu’ai-je besoin de l’entremise d’un médecin pour passer à l’acte ? Ne suis-je pas contraint, si je demande le recours à un médecin, de lui demander un service qui va au-delà de ce qu’on est en droit d’attendre de la médecine, dont le sens est de prolonger la vie avec le maximum de qualités qu’elle peut offrir, même quand elle n’estime plus curable la maladie dont je souffre ? L’endormissement profond et sans retour d’un patient ou l’injection d’un produit létal à celui-ci par un soignant sont-ils encore des actes médicaux ? Ne ressemblent-ils pas à l’effectuation d’un acte technique qui élimine les probabilités de ratage possible d’un suicide s’il manquait de cette assistance ? On demande alors à son médecin ce que Socrate demandait, non sans ironie dans le Phédon, à son bourreau : de la compétence pour faire mourir ; avec une différence tout de même, puisque Socrate n’a pas voulu sa mort qui a été décidée par les juges d’Athènes, tandis que le patient, certes poussé par une grande souffrance estimée sans doute intolérable, la veut et demande une mort qui lui soit administrée avec compétence et de l’extérieur, sans souffrance ni angoisse. Précisons ici que nous ne nous faisons nullement les défenseurs d’une mort qui se ferait avec souffrance et angoisse. Nous soulignons simplement combien le rôle du soignant est profondément changé quand on lui demande d’abolir des souffrances en abrégeant la vie de celui qui ne les supporte plus. À moins que l’on ne pense à quelque autre acteur pour administrer la dose létale : au patient lui-même ou à quelqu’un de son entourage ?
Ils sont prompts, ceux qui prétendent savoir à votre place ce que vous devez faire et ne devez pas faire
Passons désormais du côté de ceux qui accordent à la vie un caractère sacré qui déborde largement la volonté de me créer moi-même. La demande auprès du médecin devient assez différente. Le médecin est pris à témoin d’une existence qui ne peut plus se vivre et qui attend appui ou confirmation d’une décision qui, pour rester fondamentalement la mienne, n’est toutefois pas seulement la mienne. Mon humanité ne m’appartient pas à moi seul et sa valeur est soumise au jugement d’autrui qui, sur la mort, n’en sait pas plus que moi, mais qui peut toutefois m’aider à la décider dans le même flou que moi, dans une sorte de sympathie. L’aide à mourir prend alors un tout autre sens que celui d’une demande de suicide assisté. Certes, elle est, elle aussi, à sa façon, ambiguë, puisqu’elle demande à la sympathie de se faire complaisante à l’égard de l’acte de donner la mort, à rebours de la promotion qu’elle est ordinairement d’une vie qui n’est pas la mienne comme si elle était la mienne. Si la sympathie n’est jamais claire par elle-même quand elle se tourne vers les valeurs de vie, elle devient plus trouble encore quand elle fait cause commune avec les valeurs de mort. De plus, elle n’annule pas mieux que le versant d’autonomie une difficulté : qui donne la mort si je ne me la donne pas ou suis dans l’incapacité de me la donner moi-même et à qui la donne-t-on ? Qui doit juger de l’indignité d’une vie ? Qui doit produire l’acte ultime de tuer et qui reçoit cet acte ? L’étrangeté tient à ce que, dans l’ignorance de ce qu’on fait, on répartit pourtant des tâches et on les calcule comme si on le savait ; on le fait, parce qu’on doit le faire et qu’il est absolument nécessaire de le faire. Car il ne s’agit pas de condamner pour cette raison l’aide à mourir : elle ne peut se faire que dans des conditions irrémédiablement floues. Il faut prendre garde alors à un risque qui n’est plus, cette fois, d’imposer aux autres ce que je prétends devoir m’imposer à moi-même au nom de l’autonomie, mais celui de me faire retirer, au nom de ce tout autre qui déborde mon être et mes décisions de toutes parts, le soin de m’imposer les valeurs auxquelles je crois et de me voir imposer l’interdiction de vouloir abréger ma vie ou de subir l’effet d’une interdiction faite à tel ou tel de vouloir me l’abréger. L’interdiction d’agir dans ce cas, édictée au nom de Dieu le plus souvent, a tôt fait de se dissimuler derrière une passivité de « bon aloi » qui préserverait de l’activisme de l’autonomie. Or cette passivité est une action comme une autre, qui a simplement choisi d’être inconsciente. Ils sont prompts, ceux qui prétendent savoir à votre place ce que vous devez faire et ne devez pas faire.
Il est exigible de toute croyance qu’elle effectue en elle un partage entre ce qui peut avoir une effectivité réelle et ce qui doit rester symbolique
Encore une fois, le problème n’est pas de juger qui a raison et qui a tort car nous n’en savons rien ; mais dans ce non-savoir, les positions – dans lesquelles on aura pu reconnaître la diversité de croyances religieuses ou irréligieuses – n’en sont pas moins contraires et conflictuelles. Il est de savoir s’il est possible de vivre ensemble, soit dans des États différents, soit au sein du même État, sans que ne soit imposée une unique doctrine comme si elle était la seule vraie, alors que chacun sait par-devers soi qu’elle ne l’est pas plus que les doctrines qui s’y opposent ? Sans doute n’y a-t-il pas, dans cette question de l’aide à mourir, d’autres façons d’y parvenir que dans les questions de laïcité à l’école comme dans toutes les autres fonctions publiques : il est exigible de toute croyance qu’elle effectue en elle un partage entre ce qui peut avoir une effectivité réelle et ce qui doit rester symbolique, faute de quoi elle rendrait impossible ce même partage chez autrui. Il en va aussi, mutatis mutandis, de cette question de la mort assistée comme de celle de l’avortement – même si la question est différente – : le droit donne aux femmes la possibilité d’avorter quand elles le veulent et dans les plus larges conditions possibles, mais la loi ne force aucun couple à l’avortement. Pour ce qui est de l’aide à mourir : s’il existe un député doloriste qui n’est pas parvenu à empêcher les 562 autres de voter en faveur des palliatifs, nul ne pourra l’empêcher de souffrir le martyre s’il doit le souffrir ; et si 199 députés ne veulent pas pour des raisons qui leur appartiennent que les 305 autres aient recours à une mort assistée dans des conditions qui peut-être restent à affiner, aucune loi ne saurait les pousser ou obliger leur famille, leurs proches ou leur médecin à y avoir recours pour eux-mêmes, à y avoir recours pourvu qu’ils n’empêchent pas les autres à y accéder directement ou indirectement. On peut s’accorder sur un droit et le vouloir en ayant l’intime conviction que l’on n’y recourra jamais pour sa propre gouverne.
On peut s’accorder sur un droit et le vouloir, en ayant l’’intime conviction que l’on n’y recourra jamais pour sa propre gouverne.
Ainsi en va-t-il de ces étranges et belles lois qui déterminent avec beaucoup de clarté et de précision des actions possibles, permises, qui peuvent néanmoins ne pas s’adresser sur le mode impératif à ceux qui, dans leur intimité, ont décidé qu’elles ne les concerneraient jamais eux-mêmes et qui ont pris leurs dispositions pour qu’elles ne les concernent pas. Au moins ceux-ci ne pourront-ils pas forcer quiconque à souffrir dans son lit tout le reste de sa vie et contre son gré, car c’est bien cette méchanceté – crut-on bon de se l’appliquer à soi-même – qu’il convient d’empêcher.
Il conviendrait toutefois de nuancer cette première conclusion, quelque peu enthousiaste, par une seconde, plus directement inspirée du fragment des Pensées de Pascal que nous avons mis en exergue. Il ne faut pas confondre une pensée qui cherche à prendre le centre de gravité entre diverses positions avec la position qui serait la plus juste et la plus vraie possible ; elle est plutôt la position qui, pour un temps et en un lieu, concilie le mieux le jeu des thèses et des antithèses. Mais gardons-nous de penser qu’elle se situe, comme hors de toute idéologie, qu’elle soit religieuse, irréligieuse ou métaphysique. Elle entre dans le jeu tout comme les autres et, si utile soit-elle, elle ne saurait se vouloir souveraine et ultime, comme si elle était la seule qui ne pût être accusée d’être idéologique : elle l’est tout comme les autres, même si elle tire son épingle mieux que les autres, à un moment donné.