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Dossier Nouvelle-Calédonie: un éclairage théologique

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Une lecture théologique de l’histoire et de l’actualité de l’archipel néo-calédonien ne peut qu’offrir un éclairage précieux pour comprendre les enjeux des crises qu’il ne cesse de traverser depuis bientôt deux siècles. L’intérêt de la théologie tient ici à la prégnance de l’entreprise missionnaire jusque dans les événements politiques les plus récents.
Eglise du Vœu, Nouméa, Nouvelle-Calédonie
Eglise du Vœu, Nouméa, Nouvelle-Calédonie / Wikipedia

Peuple de tradition orale, les Kanak ont la mémoire vive du passé tragique de la première période de la colonisation, que l’on se transmet de génération en génération. Entre 1853, date de la prise de possession de la Grande Terre par la France, jusqu’à 1903, année de l’arrivée du missionnaire protestant Maurice Leenhardt, 80 à 90% de la population autochtone de cette île a disparu : maladies importées par les Européens, répression sanglante des révoltes suite aux spoliations foncières, et, massivement, de désespoir, un refus de faire des enfants. De 50 à 100 000 habitants au milieu du XIXe siècle, ce chiffre tombe à 10 000 au début du XXe. Or, de façon saisissante lorsque l’on observe les courbes des recensements, cet effondrement démographique se trouve enrayé dans les régions qui s’ouvrent à l’évangélisation. Peu à peu, autour de la Mission protestante, les Kanak recommencent à engendrer. Manifestement, le passage au christianisme produit un rééquilibrage symbolique qui se manifeste par une nouvelle espérance. La stratégie missionnaire de Maurice Leenhardt y est aussi pour quelque chose : il se met à l’école de ses hôtes pour apprendre leur langue et découvrir leur culture, il forme rapidement des élites religieuses susceptibles de s’opposer aux empiètements de la colonisation, il intervient lui-même directement auprès des autorités pour dénoncer les abus des spoliations, et il élabore progressivement les structures d’une Église capable d’autodétermination. Lorsqu’il revient en Métropole en 1926, au terme de près d’un quart de siècle d’apostolat, on lui demande combien il a obtenu de conversions ; et le missionnaire à la barbe fleurie de réfléchir un moment, puis de répondre humblement :
« Peut-être une seule : la mienne… »

Les Kanak savent pertinemment que c’est un véritable sauvetage à l’échelle d’un peuple qu’a opéré la Mission :
une sorte de résurrection, suivant la vieille invitation biblique : « Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta postérité » (Dt 30, 19). Respectés dans leur singularité et appelés à recouvrer leur dignité, ils ont échafaudé un christianisme spécifique, enraciné dans leur culture, et nourri d’une théologie de la libération. Les Missions, catholique comme protestante, ont accompagné l’évolution du peuple autochtone vers l’acquisition de droits sociaux et politiques, et de façon parfaitement logique, les premières élites nationalistes étaient directement issues des écoles missionnaires. Jean-Marie Tjibaou était prêtre, Éloi Machoro était catéchiste, Djubelli Wéa était pasteur… Et aujourd’hui, du fait de la promotion du peuple sur une base missionnaire, les Kanak ont retrouvé peu ou prou le niveau démographique de 1853 : un peu plus de 100 000.

Mais entre-temps, la colonisation a changé de visage, toujours plus retorse, et d’une colonisation pénale et foncière, elle s’est muée en colonisation de peuplement. Depuis les années soixante-dix, au gré d’une politique volontairement offensive de la part de la Métropole, les Kanak sont minoritaires sur leur propre sol. La Nouvelle-Calédonie est même le seul territoire français dans lequel le Rassemblement national est franchement favorable à l’immigration… Les causes des révoltes des années 1980, et des émeutes de l’an dernier se trouvent là :
dans l’enjeu démographique et dans l’instrumentalisation de la démocratie en situation coloniale. D’où la question inflammable de la restriction ou du dégel du corps électoral.

L’élaboration théologique déployée par l’Église protestante de Kanaky – Nouvelle-Calédonie (EPKNC) prend bien évidemment à bras le corps cette problématique de la décolonisation. Après avoir pris position en faveur de l’indépendance en 1979, cette Église issue de la Mission protestante de Paris a réfléchi aux modalités d’une souveraineté sans exclusive, ouverte à tous ceux qui voudront bien vivre dans le nouvel État indépendant, en lien étroit avec la France. Les cadres de l’EPKNC aiment à rappeler que leur Église est indépendante à l’égard de la Société missionnaire depuis 1960, et que cette expérience de la prise en charge de leurs propres affaires peut naturellement bénéficier à l’accession du pays à l’indépendance.

La péricope biblique mise en avant pour la reprise théologique de ces débats politiques se situe dans le deuxième chapitre de l’épître aux Éphésiens :

« Ainsi donc, vous n’êtes plus des étrangers, ni des gens du dehors ; mais vous êtes concitoyens des saints, gens de la maison de Dieu. Vous avez été édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes, Jésus-Christ lui-même étant la pierre angulaire. En lui tout l’édifice, bien coordonné, s’élève pour être un temple saint dans le Seigneur. En lui vous êtes aussi édifiés pour être une habitation de Dieu en Esprit » (Ep 2, 19-22).

Ainsi est comprise la promesse de la sortie de la « nuit coloniale » : la fin de l’injustice et des discriminations. « Vous n’êtes plus des étrangers, ni des gens du dehors » : les Kanak sont les frères et les sœurs de tous les enfants de Dieu, membres d’une même famille, unis par un même amour en Jésus-Christ. Et le Seigneur est la « pierre angulaire », le « poteau central »
de la case de la fraternité. Les Kanak demandent à être reconnus comme premiers occupants de l’archipel, afin de pouvoir exercer leur droit d’accueil et d’hospitalité envers les non-Kanak.

En 2018, la commission théologique de l’EPKNC distribue dans toutes ses paroisses un livret intitulé : « Concitoyens d’un pays nouveau ». Elle invite tous ses membres à méditer ce texte d’Éphésiens 2, et en offre le commentaire suivant :
« La mort du Christ devient le symbole de la réconciliation entre les hommes si différents soient-ils. Cela veut dire, pour nous, habitants de Kanaky-Nouvelle-Calédonie, originaires de la Grande Terre et des Îles Loyauté, que Christ nous appelle quelle que soit notre appartenance ethnique à former un seul corps, unis en Christ et pour le Christ. Cette unité a été rendue possible grâce à Jésus qui a donné sa vie pour nous sur la croix. Nous formons désormais un seul corps, nous sommes citoyens du même royaume céleste. En devenant chrétiens, enfants de Dieu, nous sommes entrés dans la famille de Dieu. Nous sommes tous frères et sœurs en Christ. Tout citoyen de ce pays est invité à se mettre debout, se considérant l’un et l’autre pour construire ensemble cette maison ».

Les protestants de Nouvelle Calédonie se nourrissent de l’espérance qu’un jour tous les enfants de l’archipel, quelle que soit la couleur de leur peau, seront assis à la même table de la fraternité. Concitoyens d’un pays nouveau, qu’ils sont d’ores et déjà appelés à construire ensemble, ils se reconnaîtront mutuellement comme frères. Nous entendons là comme les échos d’un rêve porté par un pasteur baptiste afro-américain il y a soixante ans : « I have a dream… ».

Mais aux États-Unis comme dans la Nouvelle-Calédonie encore française, l’histoire semble parfois bégayer, ou même régresser, et le chemin paraît encore bien long et semé d’embûches, qui mène à l’émancipation. La théologie s’impose dès lors, à l’instar des décennies passées, comme une puissante ressource dans ce combat. l

Frédéric Rognon est l’auteur de: Maurice Leenhardt. Pour un « destin commun » en Nouvelle-Calédonie (Olivétan, 2018).

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Image de Frédéric Rognon
Frédéric Rognon
est Ministre de l’ÉPUdF et professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante, Université de Strasbourg.
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